– Tout à fait! répondit John Ferrier.
– Nous vous avons demandé en retour une seule chose: embrasser la vraie foi et y conformer votre vie. Vous nous avez promis de le faire, mais, si la rumeur publique ne m’abuse, vous avez manqué à votre parole.
– Mais en quoi? demanda Ferrier en levant les bras en signe de protestation. N’ai-je pas donné à la caisse commune? Est-ce que je n’ai pas assisté régulièrement aux offices? Est-ce que je n’ai pas…
– Où sont vos épouses? demanda Young en regardant autour de lui. Faites-les venir, que je les salue.
– Je ne me suis pas marié, je l’avoue, répondit Ferrier. Les femmes étaient rares. Et il y avait beaucoup de partis plus avantageux. Du reste, je n’étais pas seul. Ma fille avait soin de moi.
– C’est de cette fille que je voudrais vous parler, dit le chef des Mormons. En grandissant, elle est devenue la fleur de l’Utah. Plusieurs de nos anciens la regardent d’un bon œil.»
John étouffa une plainte.
«A son sujet, continua Young, on raconte des histoires auxquelles je ne veux ajouter foi. On dit qu’elle est promise à un Gentil. Ce ne peut être là qu’un commérage. Quel est le treizième article du code du saint Joseph Smith? «Que chaque fille de la vraie foi épouse un des élus, car, si elle épouse un Gentil, elle commet un péché grave.» Vous qui faites profession de notre sainte croyance, vous ne laisseriez pas votre fille agir à l’encontre.»
John Ferrier ne répondit pas. Il jouait nerveusement avec sa cravache.
«Sur ce seul point, nous allons éprouver toute votre foi. Il en a été décidé ainsi par le Conseil sacré des Quatre. La fille est jeune: nous ne voudrions pas la voir épouser un grison; nous ne voudrions pas non plus lui enlever le droit de choisir. Nous autres, les anciens, nous avons de nombreuses génisses (Dans un de ses sermons, Heber C. Kimbal fait allusion à cent femmes avec ce terme d'affection.) mais il faut aussi pourvoir nos enfants. Stangerson et Drebber ont chacun un fils. L’un ou l’autre accueillerait avec joie votre fille chez lui. Qu’elle choisisse entre les deux. Ils sont jeunes, ils sont riches, et ils pratiquent la vraie religion. Qu’en dites-vous?»
Ferrier se recueillit en fronçant le sourcil.
«Donnez-nous du temps, dit-il enfin. Ma fille est très jeune: à peine est-elle d’âge à se marier.
– Un mois! tonna Young en se levant. D’ici là, elle aura fait son choix.»
Sur le seuil de la porte, il se retourna, le visage empourpré et les yeux brillants.
«Pour vous et pour elle, s’écria-t-il, il vaudrait mieux être des squelettes blanchis dans la Sierra Blanco, que de dresser vos faibles volontés contre les ordres des Quatre Saints!»
Avec un geste de menace, il s’éloigna en écrasant de son pas lourd le gravier de l’allée.
Assis, le coude sur le genou, Ferrier se demandait de quelle manière il rapporterait cet entretien à Lucy. Une main se posa doucement sur la sienne. Il releva la tête. Sa fille était debout près de lui. Un seul regard lui apprit qu’elle avait tout entendu: elle était blême.
«Je n’ai pas pu ne pas entendre, dit-elle. (Sa voix résonnait dans toute la maison.) Oh! papa, que faire?
– Ne te tourmente pas!» répondit-il. Il l’attira à lui et il caressa les beaux cheveux de sa grosse main rugueuse. «Ça va s’arranger d’une manière ou d’une autre. Tu l’aimes toujours, ton promis, n’est-ce pas?»
Elle eut un sanglot et pressa la main de son père.
«Bien sûr que oui! Je serais fâché du contraire. C’est un beau gars et puis c’est un chrétien. Il l’est beaucoup plus que les gens d’ici malgré leurs prières et leurs sermons. Un groupe de voyageurs part demain pour le Nevada; je vais m’arranger pour envoyer un message à Hope: comme ça, il saura dans quel pétrin nous sommes. De ses mines à ici, il ne fera qu’un saut! Plus vite que le télégraphe!»
Lucy sourit à travers ses larmes.
«Quand il sera là, dit-elle, nous chercherons ensemble le meilleur parti à prendre. Mais c’est pour toi que je crains, papa. On raconte de si affreuses histoires sur ceux qui désobéissent au Prophète! Il leur arrive toujours quelque chose de terrible.
– Mais nous n’avons pas encore désobéi! répondit-il. C’est après qu’il faudra veiller au grain. Nous avons un mois entier devant nous. Réflexion faite, je pense que le mieux à faire est de quitter l’Utah.
– Quitter l’Utah!
– C’est le mieux.
– Et la ferme?
– Nous réaliserons le plus d’argent possible et nous abandonnerons le reste. A vrai dire, Lucy, ce n’est pas la première fois que j’y songe. Je renâcle à ramper devant un simple mortel, comme je le vois faire aux gens d’ici devant leur maudit Prophète. Cela n’est pas de mon goût. Je suis un citoyen de la libre Amérique, moi! Pour changer, je suis trop vieux. Si on vient rôder par ici, on pourrait bien recevoir une volée de chevrotines!
– Mais ils ne nous laisseront pas partir, objecta sa fille.
– Quand Jefferson sera là, nous nous arrangerons ensemble. En attendant, ma petite chérie, cesse de pleurer. Il ne faut pas que tu aies les yeux gonflés; sinon, quand il te reverra, il va tomber dessus! Il n’y a rien à craindre. Il n’y a pas du tout de danger!»
Ces paroles rassurantes furent dites sur le ton qui convenait. N’empêche que, ce soir-là, Lucy observa que son père, contre son habitude, vérifia la fermeture des portes, et nettoya, puis chargea le vieux fusil de chasse qui s’était rouillé au mur de sa chambre.
Chapitre XI La fuite
Le lendemain matin, à Salt Lake City, John Ferrier trouva une personne de sa connaissance qui partait pour les montagnes du Nevada; il lui confia son message à Jefferson Hope; le danger qui les menaçait, lui et sa fille, et la nécessité de son retour auprès d’eux. Cela fait, il retourna chez lui, l’esprit plus tranquille et le cœur plus léger.
En approchant de sa ferme, il s’étonna de voir deux chevaux attachés à la grille. Et davantage encore de trouver son salon occupé par deux jeunes gens. L’un d’eux, renversé dans le rocking-chair et les pieds sur le poêle, avait un visage allongé et pâle; l’autre, planté devant la fenêtre, les mains dans les poches, avait une grosse face bouffie aux traits communs, un cou de taureau; il sifflait un air populaire. Tous deux firent un petit salut de la tête en voyant entrer Ferrier. Celui qui était affalé sur le rocking-chair amorça la conversation.
«Vous ne nous connaissez peut-être pas, dit-il. Voilà le fils de Drebber l’Ancien; moi, je suis Joseph Stangerson. Nous avons voyagé avec vous dans le désert quand le Seigneur a étendu sa main et vous a réuni à son troupeau.
– Comme il fera de toutes les nations quand bon lui semblera, ajouta l’autre d’une voix nasillarde. Il moud lentement, mais il moud très fin.»
John Ferrier salua froidement. Il avait deviné à qui il avait affaire.