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Nous avons tant bien que mal réussi à l’emmener à l’intérieur de la maison, bien qu’il ait titubé et trébuché une bonne partie du chemin, manquant une bonne douzaine de fois de tomber. L’endroit n’était pas complètement en ruine, mais n’en était pas loin : la poussière recouvrait tout, les meubles semblaient être sur le point de s’effriter au moindre contact, et les rideaux tombaient en lambeaux. Mais derrière toute cette crasse, on voyait bien à quel point cet endroit avait dû à l’époque être magnifique. Il y avait des tableaux décolorés accrochés aux murs, quelques sculptures, ainsi qu’une collection d’armes et d’armures qui devaient valoir une fortune.

Il était terrifié. « Vous êtes des questeurs ? » demandait-il à tout bout de champ. Il parlait latin. « Vous êtes venus m’arrêter ? Vous savez, je ne suis que le gardien. Je ne représente aucun danger. Je suis seulement le gardien. » Ses lèvres en tremblaient. « Longue vie au Premier Consul ! » criait-il d’une voix rauque à peine perceptible.

« Nous nous promenions seulement dans les bois, lui dis-je. Vous n’avez rien à craindre.

— Je ne suis que le gardien », répétait-il en boucle.

Nous l’avons étendu sur un divan. Il y avait une petite source près de la maison et Friya alla chercher de l’eau pour lui éponger le visage. Comme il avait l’air affamé, nous avons cherché quelque chose à lui donner à manger, mais il n’y avait pratiquement rien : quelques baies et quelques noix dans un bol, quelques tranches de viande séchée qui avaient l’air de dater d’un siècle, un morceau de poisson qui semblait un peu plus frais, mais guère plus. Nous lui avons préparé un repas qu’il avala lentement, très lentement, comme s’il avait perdu l’habitude de manger. Ensuite, il ferma les yeux sans dire un mot. J’ai cru quelques instants qu’il était peut-être mort, mais non, non, il s’était simplement assoupi. Nous nous sommes regardés, ne sachant comment réagir.

« Laisse-le », chuchota Friya, et nous avons fait le tour de la maison en attendant qu’il se réveille. Nous avons touché avec précaution les statues, soufflé sur les tableaux pour en faire tomber la poussière. Nul doute qu’il avait jadis régné ici une grandeur impériale. Dans un des placards à l’étage je trouvai de vieilles pièces de monnaie, sur lesquelles on voyait le portrait de l’empereur et que nous n’avions plus le droit d’utiliser. Il y avait aussi quelques babioles, deux ou trois colliers et une dague au manche incrusté de pierres précieuses. Les yeux de Friya s’illuminèrent à la vue des colliers et les miens à celle de la dague, mais nous les avons laissés là où nous les avions trouvés. Voler un fantôme était une chose, voler un pauvre vieillard en était une autre. Et nous n’avions pas été élevés comme des voleurs.

Nous sommes redescendus voir comment se portait le vieil homme, pour le retrouver assis, fatigué et hagard, mais moins effrayé. Friya lui proposa de la viande séchée, mais il se contenta de secouer la tête en souriant.

« Vous êtes du village ? Quel âge avez-vous ? Comment vous appelez-vous ?

— Elle, c’est Friya, et moi, Tyr, dis-je. Elle a neuf ans et moi douze.

— Friya, Tyr. » Il s’esclaffa. « À une époque, ces noms-là n’auraient pas été autorisés, hein ? Mais les temps ont bien changé. » Ses yeux avaient recouvré, pour un bref instant, un semblant de vitalité. Il nous gratifia d’un sourire en coin, confidentiel. « Vous savez à qui appartenait cet endroit, vous deux ? À l’empereur Maxentius lui-même ! C’était son pavillon de chasse. César, en personne ! Il restait là pendant que les cerfs étaient en vadrouille, puis il chassait à n’en plus pouvoir, ensuite il se rendait à Venia, au palais de Trajan, où l’on tenait des banquets comme vous ne pouvez l’imaginer, des rivières de vin, des cuissots de cerfs sur les broches… ah, c’était le bon temps, c’était le bon temps ! »

Il se mit à tousser et à crachoter. Friya le prit dans ses bras.

« Il ne faut pas trop parler, monsieur. Vous êtes trop faible.

— Tu as raison, tu as raison. » Il lui tapota la main. La sienne ressemblait à celle d’un squelette. « C’était il y a bien longtemps. Mais je suis resté ici, en essayant de m’occuper de la maison… au cas où César serait revenu ici pour chasser… au cas où… au cas où… » Une immense tristesse se lut sur son visage. « Il n’y a plus de César, n’est-ce pas ? Premier Consul ! Ave ! Ave Junius Scaevola ! » Sa voix se brisa.

« Le consul Junius est mort, monsieur, lui dis-je. C’est Marcellus Turritus qui est Premier Consul maintenant.

— Mort ? Scaevola ? Vraiment ? » Il haussa les épaules. « J’ai si peu de nouvelles du monde ici. Je ne suis que le gardien, vous savez. Je ne quitte jamais cet endroit. Je le garde en état, au cas où… au cas où… »

Bien entendu, ce n’était pas le gardien. Friya ne l’avait jamais cru : elle avait tout de suite vu la ressemblance du vieil homme ridé avec le magnifique portrait de César Maxentius qui trônait sur le mur derrière lui. Il fallait faire abstraction de son âge – l’empereur ne devait pas avoir plus de trente ans lorsque le portrait avait été peint – et aussi que l’empereur du tableau portait le resplendissant costume officiel avec toutes ses médailles alors que le vieillard que nous avions devant nous était vêtu de haillons. Mais il y avait toujours ce menton volontaire, ce même nez aquilin, ce même regard glacial et intimidant. C’était un visage royal, aucun doute là-dessus. Je n’y avais pas fait attention moi-même : les filles semblent avoir de meilleures aptitudes pour ce genre de chose. Ce vieil homme décharné était le frère cadet de l’empereur Maxentius, Quintus Fabius César, dernier survivant de la vieille famille impériale, et donc le véritable empereur. Il s’était caché ici depuis la chute de l’Empire à la fin de la seconde guerre de Réunification.

Cela, il s’était bien gardé de nous l’avouer avant notre troisième ou quatrième visite. Il n’avait jusqu’alors cessé d’affirmer qu’il n’était qu’un pauvre vieillard qui s’était retrouvé coincé ici lorsque l’ancien régime avait été renversé et qui essayait tout simplement de faire son travail, malgré les difficultés liées à l’âge, au cas où la famille impériale retrouve un jour le trône et revienne dans ce pavillon de chasse.

Puis il commença à nous faire de petits cadeaux, qui finirent par nous révéler sa véritable identité.

Il donna à Friya un délicat collier fait de longues perles bleutées. « Il vient d’Égypte, dit-il. Il a mille ans. Tu as bien étudié l’Égypte à l’école, non ? Tu sais que c’était un grand empire bien avant Rome ? » Et de ses mains tremblantes, il lui passa le collier autour du cou.

Ce même jour, il m’offrit un sac en cuir dans lequel je trouvai quatre ou cinq pointes de flèches taillées dans une pierre rose soigneusement aiguisée sur les bords. Je les observai, subjugué. « Elles viennent de Nova Roma, expliqua-t-il. Là où vivent les hommes à la peau rouge. L’empereur Maxentius adorait Nova Roma, surtout l’ouest lointain, là où vivent les bisons. Il allait y chasser presque tous les ans. Tu vois ces trophées ? » En effet, des têtes de bêtes empaillées ornaient les murs de cette pièce sombre aux relents de moisi, d’énormes têtes de bisons avec leur épaisse crinière de laine noire nous fixaient d’un air menaçant du haut de la galerie.

Nous lui procurions de quoi manger, des saucisses et du pain noir que nous rapportions de la maison, des fruits frais et de la bière. Il n’aimait pas tellement la bière et demanda si nous pouvions lui rapporter du vin. « Je suis romain, vous savez », nous rappela-t-il. Lui apporter du vin n’était pas une tâche facile car nous n’en buvions pas chez nous et un garçon de douze ans pouvait difficilement aller acheter du vin chez le négociant du village sans que les mauvaises langues se mettent à parler. J’ai fini par aller en voler au temple quand j’aidais ma grand-mère. C’était un vin doux et sirupeux qu’on utilisait comme offrande, et je ne sais pas s’il le trouvait bon. Mais il était reconnaissant. Apparemment, un vieux couple vivant de l’autre côté du bois s’était occupé de lui pendant quelques années, lui apportant de quoi boire et manger mais, depuis quelques semaines, il n’avait plus eu de nouvelles et avait dû se débrouiller tout seul, sans grand succès, ce qui expliquait pourquoi il était aussi maigre. Il craignait qu’ils ne soient tombés malades ou morts, mais lorsque je lui demandai où ils habitaient, afin d’aller voir s’ils allaient bien, il parut mal à l’aise et refusa de me le dire. Ce qui me fit cogiter. Si j’avais connu alors sa véritable identité et su que le vieux couple était en fait des loyalistes de l’Empire, j’aurais compris. Mais je n’avais toujours pas découvert le pot aux roses.