Elle se retourne et désigne la troupe :
— Je connais ces gens. Je vis chaque jour avec eux, et je suis à la fois spectatrice de leur talent et fascinée par les personnalités si riches qui les portent. Ce sont eux qui me racontent des histoires tous les soirs. Ils ne le font ni pour recycler, ni pour récupérer. Ils le font parce que cela leur permet d'exprimer ce qu'il y a de plus beau en eux. En leur compagnie, comme dans un bon livre ou un grand film, je veux prendre le risque d'aller au plus profond de nous, chercher la matière dont nous faisons nos océans de désespoir, mais aussi les radeaux qui nous permettent d'y survivre en attendant une île.
« Je ne vais pas me perdre en arguments. Je déteste moi-même lorsque l'on me dit ce que je suis supposée ressentir. Alors voilà : en guise de programmation, nous vous proposons, pour la rentrée, un spectacle uniquement construit à partir de ce qui nous touche tous, vous, moi, eux, comme cela n'a jamais été fait.
— Comment accomplirez-vous cet exploit ? Vous avez déniché une pièce inédite ?
— Non, monsieur. Nous allons l'écrire. Nous y consacrerons chaque instant des mois à venir.
— Vous rendez-vous compte de la difficulté de la tâche ? Sans parler du risque que vous prenez…
— Quel autre choix avons-nous ? Nous sommes au bord du gouffre, autant nous envoler.
— Je suis tenté, mais dites-m'en plus sur votre projet.
— Pardonnez-moi, mais il est trop tôt. Je me doute que vous avez besoin d'éléments tangibles pour nous accorder un sursis, mais je n'ai pas d'autre argument que celui qui a poussé mes complices à venir plaider notre cause ce soir : l'envie, et la conviction que c'est possible.
— Quel serait le titre de votre spectacle si particulier ?
Eugénie panique : elle n'y a pas réfléchi. Elle se retourne vers les siens. Elle croise le regard de Victor, celui de Céline. Elle aperçoit Olivier, et juste à côté de lui, Arnaud qui soutient Norbert habillé en costume-cravate pour la circonstance. Elle ne voit pas les yeux de Juliette, qui depuis le départ de Loïc, ne retire plus ses lunettes noires. Tout le monde attend qu'elle parle, même Daniel est suspendu à ses lèvres, et si elle ne dit rien, il pourrait certainement en mourir.
Elle se retourne vers le conseil.
— Une fois dans ma vie. Si vous le permettez, ce sera le titre de notre spectacle.
— J'aime bien… Je crois pouvoir dire que votre discours nous séduit vraiment. Qui êtes-vous pour imaginer cela ?
— La gardienne du théâtre, monsieur.
L'homme esquisse un sourire qui pourrait être moqueur. Il consulte ses voisins pour recueillir leur réaction. Murmures et apartés. L'instant est délicat. L'intérêt suscité est fragile et peut retomber.
Pour soutenir sa femme, Victor ne trouve rien d'autre à offrir que ce que le public propose lorsqu'il veut porter une artiste : il applaudit. Très vite amplifié par l'ensemble de la troupe qui l'imite, le plébiscite tourne à l'ovation. Les murs de la salle tremblent. La ferveur enflamme le lieu et étouffe le silence qui devenait glacial.
Thibaud Marchenod monte au créneau :
— Je ne suis pas de leur monde, dit-il en désignant le groupe, mais j'ai foi en eux. En tant que spectateur, j'ai envie de voir ce qu'ils vont proposer. Je ne souhaite pas me contenter du minimum syndical réchauffé que propose notre époque. Vous trouverez sans doute les prémices de ce programme bien fragiles face à vos impératifs. Mais j'ai une proposition à vous faire. Vous ne pourrez qu'y souscrire. Laissez-nous jusqu'à la fin de l'année. Laissez-les travailler sans la menace d'une fermeture. Ils sont conscients que l'échec entraînera leur disparition.
Il s'interrompt, comme s'il prenait conscience de la portée de son propos.
— Ils sont condamnés à réussir… Combien de chefs-d'œuvre sont nés de cet ultimatum ? Finalement, à bien y regarder, dans l'Histoire, ce sont presque toujours des débutants qui ont ouvert la voie. Beaucoup d'artistes qui ne se prévalaient pas de ce nom se sont révélés sous cette pression. La troupe ici présente ne demande pas une béquille, mais une chance de marcher. Pour ma part, je vous promets que si nous échouons, c'est à la ville que je céderai le théâtre. Si nous ne nous en sortons pas, vous pourrez raser le théâtre imaginé par mon aïeul et construire un centre commercial de plus.
66
Dans l'atelier de confection, Céline est au chevet d'une élégante robe asiatique dont la soie a été fragilisée par le temps. La matière étant l'une des plus complexes à travailler, les opérations de réparation s'annoncent délicates. La voisine âgée qui l'avait initiée à la couture répétait souvent que ce tissu est comparable à la vie : né d'un miracle de la nature, magnifié par les rayons solaires du petit matin, et plus précieux que tout.
Céline est heureuse de ne penser qu'à son ouvrage. Elle attend chacune de ses séances de restauration avec impatience. Se concentrer sur son aiguille et son fil lui libère l'esprit et l'apaise. C'est absolument nécessaire, surtout ces derniers temps. En quelques semaines, les révolutions se multiplient dans son existence, et sa passion, une fois encore, lui offre un havre de paix. Au contact des étoffes, elle peut se laisser aller à tout ce qu'elle est, sans aucun compromis.
Elle repositionne la robe sous la lumière. Qui était l'actrice qui l'avait portée voilà déjà bien longtemps ? Le vêtement évoque le passé, mais ravive également l'éternel esprit de ceux qui s'habillent pour jouer la comédie. Que deviendront ces pièces de costumes si le théâtre ferme ? Cet héritage sera-t-il détruit ? Vendu ? Dispersé ? Les centaines d'heures consacrées à sa sauvegarde l'auront alors été en pure perte. Mais Céline ne compte pas pour autant renoncer à la mission qu'elle s'est fixée. Jusqu'à l'ultime limite, elle poursuivra son travail de fourmi avec la même énergie. De toute façon, il n'y a qu'ici qu'elle se sente à sa place.
Eugénie toque à la porte ouverte.
— Toujours aux petits soins pour ces belles reliques ?
— Ulysse dort chez un copain. Je ne me voyais pas rester à tourner en rond dans mon appart. Je préfère m'occuper. Et toi ? Comment vas-tu ? Annie m'a raconté que vous aviez travaillé très tard sur la structure du spectacle.
— On tâtonne. Victor pense qu'il serait judicieux d'y associer les plus beaux numéros que nous avons vus, à condition que cela ait du sens et que les artistes acceptent de prendre le risque avec nous.
— C'est plutôt malin. Comme nous, ils n'ont pas grand-chose à perdre. Au fait, as-tu des nouvelles de Juliette ? Je lui ai laissé deux messages mais elle n'a pas donné signe de vie.
— Elle est moins présente ces jours-ci. Elle dit que venir ici lui rappelle le jour où Loïc est parti. Le simple fait d'entrer dans la salle la met mal à l'aise. L'autre soir, elle s'est arrêtée devant les sièges où ils étaient assis comme devant un mausolée…
— La pauvre. Pourquoi ne tente-t-elle pas de le joindre ?
— Elle n'ose pas. Elle a trop peur qu'il lui dise que tout est fini.
— Je la comprends. Quand on est désespéré, le doute est encore préférable à la certitude de l'échec…