— Tu m'as suivie ?
— Comme à chaque fois. J'ai renoncé à mes habitudes pour te suivre chaque fois que tu l'as souhaité. Alors pourquoi pas ce soir ? Avant que la question n'arrive, autant te l'avouer : ce n'est pas la première fois. Je l'ai d'abord fait pour te protéger, puis pour t'entendre…
— Mais…
— Cette nuit, les règles changent. J'ai trois questions pour toi.
Elle marque un temps.
— Je t'écoute.
— Tu as rencontré tous ceux qui œuvrent dans ce théâtre. Tu as interrogé chacun. Sauf moi. Pourquoi ?
Eugénie s'approche de sa chaise.
— Non, chérie, reste debout. N'aie pas peur de ton public. Il ne veut aucune excuse, aucune circonvolution. Juste ta vérité.
— Elle est simple, Victor. Je crois que je te connais assez pour être capable de répondre à ta place aux questions que j'aurais pu te poser.
— En es-tu certaine ?
— J'en suis sincèrement convaincue.
— Es-tu à même de lire dans chacun de mes mots ou de mes actes, ce qui les sous-tend ?
— Je n'en ai pas besoin. Ça, c'est ta méthode. Moi, je suis plus intuitive.
Long silence.
— Question numéro deux : si tu avais le pouvoir de te créer une journée idéale, à quoi ressemblerait-elle ?
Eugénie se met à rire.
— Tu me soumets au genre de questions que j'ai posées à ceux de l'équipe ?
— Contente-toi de répondre, s'il te plaît.
La voix s'est déplacée, sans que la gardienne puisse dire de quelle façon.
— Ma journée idéale ? Sans contrainte de temps ou d'espace ?
— Aucune contrainte. Tu es sur une scène, tout est possible.
Elle prend un instant pour réfléchir.
— Je te livre ce qui me vient : nous serions encore dans notre ancienne maison, un matin de juin. J'ai toujours préféré le printemps. On déposerait les enfants à l'école parce qu'ils seraient encore jeunes — Noémie en fin de primaire et Eliott au début du collège. Évidemment, nous serions en retard, mais ils seraient assez grands pour courir avec nous. Nous irions ensuite travailler. Tu aurais Olivier pour collègue et moi Juliette et Céline.
Elle marque une pause.
— J'aimerais aussi avoir dans notre entourage tous ceux que nous fréquentons aujourd'hui. Thibaud pourrait être mon patron. On ferait notre boulot, avec le lot quotidien de fâcheux et d'alliés dont la liste change suivant les circonstances. Le midi, je me programmerais bien un déjeuner entre copines. Beaucoup de rires parce que quand nous sommes ensemble, on peut s'amuser de tout ce qui nous contrarie quand on est seules. L'après-midi s'écoulerait avec les affaires courantes, et enfin, arriverait la partie que j'ai toujours le plus attendue dans la journée, parce que les petits m'ont manqué et que l'on se retrouve en famille. C'est ce que j'adorais par-dessus tout : rentrer, pour vivre ensemble chez nous. Fonctionner parce que l'on a des choses à faire tous les quatre. Je ferais faire leurs devoirs aux enfants pendant que tu essayerais de les en détourner pour jouer avec eux. Qu'est-ce que ça m'énervait, mais qu'est-ce que j'aimais ça ! La soirée, tassés les uns sur les autres dans la même pièce parce qu'on aimait cette proximité-là. Se chercher, se parler, partager un repas, un film ou une histoire… tous les jours. Ne se séparer que pour mieux se retrouver. Détester l'heure entre chien et loup, parce qu'elle annonce la fin d'un jour qui ne reviendra pas. Coucher les enfants, les embrasser et se retrouver tous les deux. Ne penser à rien, juste pour le plaisir de croire que cette vie durera éternellement et que l'on n'aura jamais besoin de rien d'autre… Avant de recommencer le lendemain.
Eugénie s'assoit. Tant pis si elle n'en a pas le droit.
— C'est d'une affligeante banalité, n'est-ce pas ? Pour ma défense, Votre Honneur, je n'y avais jamais réfléchi.
Aucune réaction de Victor, qui poursuit son interrogatoire :
— Question numéro trois…
La voix est proche. Cette fois, Eugénie parvient à localiser son homme. Il est appuyé sur le bord de la scène.
— Pourquoi veux-tu monter ce spectacle ?
— Tu es sérieux ?
— Tout à fait.
— Comment veux-tu que je sache…
— Pas d'excuses, la réponse est en toi, tu n'as qu'à l'accepter et la formuler.
Eugénie se relève. Elle se met à marcher sur le plateau en décrivant des cercles.
— Pour sauver le théâtre.
— La nécessité de sauver le théâtre n'est que le déclencheur. Pas la raison.
Eugénie voudrait échapper à cette question, elle voudrait rugir comme une bête sauvage pour effrayer ce qui la menace, mais elle prend sur elle. Elle marche encore. Puis, tout à coup, elle s'arrête.
— Tu veux vraiment savoir pourquoi ?
— S'il te plaît.
— J'ai eu l'impression d'être morte, Victor. J'ai cru que j'avais fait le tour de cette vie, plus de bonheurs à en attendre et plus aucune envie d'en subir les épreuves… Trop fatiguée.
Elle hésite avant de confier :
— J'ai même songé à en finir. Ce n'est pas la peur de la mort qui m'a fait reculer. Je n'ai simplement pas eu le courage de vous quitter. Alors à défaut d'avoir encore le charbon pour faire avancer ma locomotive, je me suis dit que je pouvais au moins faire cadeau du peu d'élan qui me restait à ceux qui sont encore sur les rails.
« J'ai commencé à imaginer des choses, dans la vraie vie d'abord ; j'ai échafaudé des plans, j'ai mis en scène. Pas pour un public, mais pour des gens que j'aime et qui ont des problèmes. Tout est arrivé malgré moi, mais j'en suis entièrement responsable. Je n'ai pas cherché à m'occuper de ce spectacle, je n'en ai même jamais eu l'idée. Mais je l'assume. Pourquoi ? Pour dire que j'aime la vie, mes gosses, tous ces gens dont les parcours me touchent tellement. Je veux le faire pour partager ce que j'ai appris, pour en faire un témoignage anonyme à destination de ceux qui continueront ce monde. Je leur souhaite de vivre sans répéter mes erreurs. Je veux ce spectacle pour que ma vie n'ait pas été inutile. Je veux qu'il existe pour que nous vivions une autre aventure, tous ensemble. Peut-être la dernière.
Victor n'applaudit pas. Il regarde sa femme debout sur la scène. Elle s'avance vers lui.
— Victor, j'ai une question à te poser pour laquelle je ne suis pas certaine de pouvoir répondre à ta place.
— Si c'est au sujet de mon mariage avec Olivier, je préfère ne pas en parler.
— Tu es le plus sage et le plus clairvoyant de nous deux. Tu m'as toujours protégée et rassurée. C'est d'ailleurs parce que tu es capable de cela que je me suis autorisé toutes mes folies. Mais dis-moi, après toutes ces années, qu'est-ce qui, dans toute ta vie et tes expériences, t'a le plus étonné ?
Victor reste un moment immobile.
— Que tu restes auprès de moi, Eugénie. Que tu vives sans te sauver avec un autre, plus grand, plus beau ou plus doué.
— Tu es fou.
— J'espère bien. Je me donne assez de mal pour ça. Fais-le, ce spectacle. Fonce, ne doute de rien. Il n'y a que les folies que l'on ne regrette jamais.
79
— Inspecteur De Freitas, que faites-vous là ?
— Si je vous dis que je suis intéressé par un bilan comparatif pour mes assurances auto et habitation…
— Alors revenez demain. Comme vous le voyez, je ferme l'agence. Nos locaux sont ouverts de 9 heures à 12 heures et de…
— Je ne suis pas là pour ça. Marchons un peu, voulez-vous ?
— Ai-je le choix ?
— On a toujours le choix. Le tout est d'assumer ensuite.