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— Nous pouvons apprendre, Horza.

— Et de qui ?

— De qui voudra bien nous faire bénéficier de son expérience, énonça-t-elle lentement. Nous consacrons une grande partie de notre temps à observer guerriers et zélotes, agitateurs et militaristes…, tous ceux qui sont déterminés à gagner coûte que coûte. Dans ce domaine, les instructeurs ne manquent pas.

— Si vous voulez savoir comment on gagne une guerre, demandez donc aux Idirans.

Balvéda resta quelques instants silencieuse. Son expression était calme, pensive, triste peut-être. Puis elle hocha la tête.

— On dit bien qu’à la guerre, on court le risque de finir par ressembler à son ennemi. Reste à espérer que nous saurons l’éviter. Si la force évolutionniste en laquelle tu sembles croire si fort fonctionne réellement, alors c’est à travers nous qu’elle s’appliquera, et non à travers les Idirans. Mais si tu te trompes, alors elle mérite d’être supplantée.

— Balvéda, fit-il avec un petit rire, tu me déçois ! Je préfère encore la bagarre… On dirait presque que tu te rallies à mon point de vue.

— Il n’en est rien, soupira-t-elle. C’est la faute de l’entraînement dispensé par Circonstances Spéciales. Nous essayons toujours de penser à tout, de faire le tour de la question. À l’instant, je donnais dans le pessimisme.

— Je croyais que CS n’autorisait pas ce mode de penser.

— Eh bien, réfléchissez-y un peu mieux, monsieur le Métamorphe, répondit-elle en haussant un sourcil. CS autorise tous les modes de pensée. C’est justement pour cela que certains trouvent cette organisation si effrayante.

Horza crut saisir ce qu’elle voulait dire. La section CS avait toujours été l’arme de type « espionnage moral » de la section Contact, la fine fleur de la politique diplomatique interventionniste propre à la Culture, l’élite de l’élite au sein d’une société qui abhorrait l’élitisme. Même avant la guerre, son standing, son image à l’intérieur de la Culture avaient toujours été ambigus. CS était prestigieuse mais dangereuse, avec une aura de sensualité friponne – il n’y avait pas d’autres termes – impliquant la prédation, la séduction, voire la violation.

Cette sous-section s’entourait également d’une atmosphère de mystère (dans une société qui idolâtrait presque la transparence) où l’on pressentait l’existence de forfaits déplaisants, honteux, et d’une ambiance de relativisme moral (dans une société qui se raccrochait à ses propres absolus : vie/bien, mort/mal ; plaisir/bien, douleur/mal) exerçant simultanément attraction et répulsion, mais toujours en engendrant l’excitation.

Nulle autre partie de cette civilisation considérée dans son ensemble ne reflétait aussi fidèlement ses postulats ; nulle n’était plus militante dans son application des croyances fondamentales communes. Et pourtant, c’était cette partie-là qui représentait le moins bien le mode de vie ordinaire de la Culture.

À l’avènement de la guerre, Contact était devenue la section militaire de la Culture, et Circonstances Spéciales sa section de renseignement et d’espionnage ; l’euphémisme devint un peu plus évident, voilà tout. De plus, la position de CS à l’intérieur de la Culture changea – en mal. La sous-section devint le réceptacle de toute la culpabilité éprouvée par les citoyens de la Culture puisque, au départ, ils avaient approuvé l’entrée en guerre ; ils se mirent alors à mépriser CS et à la considérer comme un mal nécessaire, à la taxer de compromis moral gênant, puis à chasser de leurs pensées ce sujet indésirable.

Mais il était vrai que CS s’efforçait de penser à tout, et ses Mentaux étaient réputés encore plus cyniques, amoraux et carrément sournois que ceux de la section Contact ; des machines sans illusions qui se faisaient fort de penser l’impensable jusque dans ses extrêmes confins. Cet effet secondaire avait donc été laborieusement prédit dans les moindres détails. CS deviendrait un paria, un bouc émissaire, et sa réputation une espèce de glande destinée à absorber le composé toxique qui s’épandait dans la conscience de la Culture. Toutefois, se dit Horza, dans ce domaine, la lucidité ne servait pas à grand-chose pour quelqu’un comme Balvéda. Les sujets de la Culture supportaient mal de ne pas être aimés, surtout de leurs concitoyens, et le fardeau de cette femme était déjà bien assez lourd à porter ; inutile de lui apprendre qu’on l’abominait encore plus parmi les siens que dans le camp ennemi.

— Bon, fit-il en s’étirant. (Il roula des épaules avec raideur sous sa combinaison, et passa ses doigts dans ses rares cheveux jaune-blanc.) Tout ça finira bien d’une façon ou d’une autre.

Balvéda eut un rire sans joie.

— On ne saurait mieux dire…

Elle secoua la tête.

— Merci quand même, fit-il.

— De quoi donc ?

— Je crois que tu viens de raffermir ma foi en l’issue de cette guerre.

— Oh, va-t’en, maintenant.

Balvéda soupira et baissa à nouveau les yeux.

Horza aurait voulu lui poser la main sur l’épaule, ébouriffer légèrement sa courte chevelure noire ou bien encore pincer sa joue pâle, mais il craignit d’accroître son désarroi. Il connaissait trop bien la saveur amère de la défaite pour chercher à aggraver la réaction d’un être qui, en fin de compte, s’avérait un adversaire honorable et beau joueur. Il se dirigea donc vers la porte et, après avoir échangé quelques mots avec le garde, fut reconduit dans la coursive.

— Ah, Bora Horza, dit Xoralundra en voyant l’humain apparaître sur le seuil de la cellule. (Le Querl remontait à grands pas le couloir des cabines. Le garde en faction devant la porte se redressa sensiblement et souffla sur son fusil afin d’en expulser une poussière imaginaire.) Comment avez-vous trouvé notre invitée ?

— Pas très enthousiaste. Nous avons échangé des justifications, et je crois bien avoir eu le dernier mot sur certains points.

Horza sourit ; Xoralundra s’immobilisa à ses côtés et baissa les yeux sur lui.

— Mmm… Eh bien, à moins que vous préfériez goûter vos triomphes dans le vide absolu, la prochaine fois que vous quitterez ma cabine en pleine bataille, je vous suggère d’emporter votre…

Horza n’entendit pas le dernier mot : l’alarme du vaisseau venait de se déclencher.

À bord des vaisseaux de guerre comme partout ailleurs, le signal d’alarme idiran consistait en une série de détonations courtes et violentes. C’était une version amplifiée du sonne-poitrine, le signal que les Idirans avaient employé – avant d’atteindre à la civilisation – pendant des centaines de millénaires, pour avertir les membres de leur horde puis de leur clan, et que produisait leur aileron pectoral, vestige d’un troisième bras atrophié.

Horza plaqua ses mains sur ses oreilles et s’efforça de les protéger du vacarme insupportable. Il en sentait l’onde de choc frapper sa poitrine par le col ouvert de sa combinaison. Il eut conscience d’être soulevé de terre et collé contre la paroi. Alors seulement il se rendit compte que ses paupières étaient closes. L’espace d’une seconde, il crut qu’on n’était pas venu le chercher, qu’il était toujours accroché à la muraille de sa cellule-égout, que son heure était venue et que tout le reste n’avait été qu’un rêve étrangement réaliste. Puis il rouvrit les yeux et découvrit juste en face de lui le museau corné du Querl Xoralundra ; l’Idiran le secouait furieusement et, au moment où l’alarme se taisait pour céder la place à un ululement douloureusement sonore, lui hurla au visage :

— CASQUE !

— Oh, merde ! fit Horza.

Il retomba sur le pont. Xoralundra l’avait lâché. L’Idiran tourna vivement les talons et intercepta un medjel lancé en pleine course qui essayait de le dépasser.