Horza croisa les bras sur sa volumineuse poitrine et regarda autour de lui. Partout des étoiles. Aucun moyen de dire laquelle était Sorpen. Alors comme ça, les vaisseaux de la Culture étaient capables de se cacher dans la photosphère des étoiles, hein ? Et ses Mentaux – même désespérés et en pleine débandade – savaient passer par le fond d’un puits de gravité ? Les Idirans auraient peut-être plus de mal que prévu à battre la Culture. C’étaient des guerriers-nés, et leur société tout entière s’articulait autour du conflit permanent. Mais la Culture, ce mélange apparemment hétérogène, anarchique, hédoniste et décadent qui rejetait ou absorbait continuellement des groupes d’individus très divers, combattait depuis près de quatre ans sans montrer le moindre signe de reddition, ni même laisser entendre qu’elle souhaitait parvenir à un compromis.
Le conflit dont tous pensaient qu’il serait limité dans le temps et l’espace, qu’il durerait juste assez longtemps pour que chacun se fasse entendre, prenait des allures d’effort de guerre enthousiaste et généralisé. Les premiers revers, les mégamorts du début n’avaient pas, ainsi que le prévoyaient les experts, poussé la Culture à battre en retraite, choquée par les horreurs de la guerre mais fière d’avoir pour une fois engagé concrètement sa collectivité au lieu de s’en tenir aux beaux discours. Au contraire, elle n’avait cessé de se replier et de se replier encore, tout en se préparant, en s’armant et en planifiant la suite. Derrière tout cela, il y avait les Mentaux, Horza en était persuadé.
Comment croire que les simples citoyens de la Culture désirent réellement la guerre, quel qu’ait été le résultat de leur vote ? Ils avaient leur utopie communiste. Ils étaient mous, choyés et trop gâtés, et le matérialisme évangélique de la section Contact se chargeait des bonnes œuvres destinées à soulager leur conscience. Que demander de plus ? Non, la guerre devait être au départ une idée des Mentaux ; on reconnaissait bien là leur volonté clinique de nettoyer la galaxie, d’en assurer le fonctionnement esthétique et efficace, sans gaspillage ni injustice, ni souffrance d’aucune sorte. Ces imbéciles ne comprenaient même pas qu’un jour les Mentaux commenceraient à trouver bien inutiles et bien inefficaces les sujets humains de la Culture.
Horza pivota sur lui-même en actionnant les gyros de sa combinaison et contempla tour à tour toutes les régions du ciel en se demandant, dans ces ténèbres piquetées de lumière où les batailles faisaient rage, où des êtres vivants mouraient par milliards, où se terrait la Culture, où s’amassait la flotte de guerre idirane. Autour de son corps, la combinaison bourdonnait, cliquetait et sifflait : précise, obéissante, rassurante.
Brusquement cette dernière eut un sursaut qui l’immobilisa sans avertissement et fit s’entrechoquer ses dents. Un son ressemblant dangereusement à un signal d’alarme-collision lui résonna violemment dans l’oreille et, du coin de l’œil, Horza vit un micro-écran enchâssé dans son casque, tout contre sa joue gauche, afficher un graphe holo rouge vif.
« Radar/à/cible/fixe, annonça la combinaison. Approche/rapide. »
3. Turbulence Atmosphérique Claire
— Quoi ! rugit Horza.
— Radar/à/ci… répéta la combinaison.
— Oh, la ferme !
Il entreprit d’enfoncer des boutons sur sa console de poignet en pivotant çà et là pour scruter les ténèbres environnantes. Il devait y avoir un moyen d’obtenir un affichage vertical sur la surface interne de sa visière, histoire de repérer la provenance des signaux, mais il n’avait pas eu le temps de se familiariser avec la combinaison, et ne réussit pas à trouver le bouton correspondant. Alors il se rendit compte alors qu’il suffisait certainement de demander.
— Combi ! Je veux un panorama à la verticale de la source émettrice !
La visière s’éclaira instantanément en haut à gauche. Horza pivota et se pencha en arrière jusqu’à ce que le point rouge se positionne sur la surface transparente. Puis il enfonça à nouveau le bouton sur son poignet et la combinaison émit un sifflement : elle évacuait du gaz par les becs situés sous ses semelles et le propulsait par la même occasion en lui faisant supporter une pression d’environ une atmosphère. Il ne remarqua aucune différence, à part l’augmentation de son poids, mais la diode rouge s’éteignit, puis se ralluma aussitôt. Il jura. La combinaison annonça :
— Radar/à/cible/f…
— Oui, je sais, coupa Horza.
Il détacha le pistolet à plasma de son bras et enclencha les lasers de la combinaison, sans oublier de couper les propulseurs à gaz. De toute façon, quelle que soit la nature de son poursuivant, Horza ne réussirait pas à le fuir. La sensation de poids disparut à nouveau. La petite lumière rouge continua à palpiter sur la visière. Horza observa ses écrans. La source émettrice se rapprochait en suivant une trajectoire courbe et se trouvait actuellement à 0,01 année-lumière, dans l’espace réel. C’était un radar à basse fréquence, pas particulièrement puissant, trop rudimentaire pour appartenir à la Culture ou aux Idirans. Il ordonna à la combinaison d’annuler sa demande d’affichage, abaissa les lentilles grossissantes contenues dans la partie supérieure de sa visière et les mit en service, visant l’endroit d’où étaient venues les émissions-radar. Un effet doppler du signal – qui continuait à s’afficher sur des micro-écrans du casque – indiquait que la source inconnue ralentissait. Allait-on le prendre à bord, et non lui tirer dessus ?
Un objet se mit à luire de façon imprécise dans le champ des lentilles grossissantes. Le radar cessa d’émettre. Il était à présent tout proche. Horza se sentit brusquement la bouche sèche, et ses mains commencèrent à trembler dans ses gants massifs. L’image que lui transmettaient les lentilles parut subir une explosion de ténèbres ; il releva ces dernières et plongea son regard dans les nappes d’étoiles et la nuit d’encre qui régnait partout. Quelque chose passa en trombe dans son champ de vision, un corps d’une noirceur insondable qui filait sur fond de ciel dans le silence le plus complet. Horza enfonça brutalement le bouton commandant le radar à aiguille de sa combinaison et s’efforça de suivre des yeux la forme qui allait le croiser en masquant les étoiles. Mais il la manqua et se trouva donc incapable d’estimer la distance à laquelle elle l’avait dépassé, ainsi d’ailleurs que sa taille. Il avait perdu sa trace dans le vide entre les étoiles lorsque cette déflagration de ténèbres avait eu lieu devant lui.
— Rad…
— Silence, intervint Horza en vérifiant son arme à plasma.
La forme noire s’enfla, presque en face de lui. Les étoiles oscillèrent et s’avivèrent sous un effet de loupe de toute évidence provoqué par un gauchisseur mal réglé en mode annulation. Horza regarda approcher l’objet. Le radar s’éteignit à nouveau. Il ralluma le sien et le rayon-aiguille se mit à balayer l’appareil qui venait d’apparaître. Il contemplait le résultat sur un de ses écrans internes lorsque l’image vacilla, puis disparut ; les sifflements et autres bourdonnements de la combinaison se turent, et les étoiles commencèrent à s’effacer.
— Tir/effecteur/… de/sape, bégaya la combinaison.
Puis elle s’affaissa et sombra dans l’inconscience en même temps que Horza.
Il sentait sous lui quelque chose de dur. La tête lui faisait mal. Il ne parvenait pas à se rappeler où il était, ni ce qu’il était censé y faire. Il ne se souvenait que de son nom. Bora Horza Gobuchul, Métamorphe de l’astéroïde Heibohre, actuellement au service des Idirans dans la guerre sainte qui les opposait à la Culture. Mais quel rapport avec la douleur qui lui vrillait le crâne et le métal rigide et froid sous sa joue ?