Ne les laisse pas parler de toi comme si tu n’étais pas là ! Il s’éclaircit la gorge et prononça d’une voix aussi sonore, aussi péremptoire que possible :
— Votre effecteur marche très bien.
— Dans ce cas, répondit l’homme de haute taille avec un petit sourire et un haussement de sourcils, vous devriez être mort.
Tous le regardaient, à présent, généralement d’un air soupçonneux. Le jeune homme qui se tenait non loin de lui se grattait toujours l’oreille ; il semblait perplexe, voire apeuré. Mais les autres paraissaient simplement désireux de se débarrasser de lui le plus tôt possible. Ils étaient tous humains, ou presque. Hommes et femmes. La plupart portaient une combinaison, ou plusieurs éléments de combinaison, mais on voyait aussi des tee-shirts et des shorts. Le commandant de bord, qui traversait maintenant le petit groupe pour se rapprocher de Horza, était grand et musclé avec une masse de cheveux noirs peignés en arrière qui découvraient son front ; il avait le teint cireux et quelque chose de la bête sauvage dans la bouche et dans les yeux. Sa voix lui allait décidément très bien. Tandis qu’il s’avançait, Horza vit qu’il tenait un pistolet-laser. Sa combinaison était noire et ses lourdes bottes faisaient résonner le pont de métal nu. Il s’arrêta à la hauteur du jeune homme aux cheveux argentés, qui triturait l’ourlet de son tee-shirt en se mordant la lèvre.
— Comment se fait-il que vous ne soyez pas mort ? demanda tranquillement l’Homme à Horza.
— Je suis sacrément plus costaud que j’en ai l’air.
L’Homme sourit et hocha la tête.
— Je m’en doute. (Il se retourna et regarda brièvement la combinaison.) Et que faisiez-vous là-dehors dans ce truc ?
— Je travaillais pour les Idirans. Comme ils ne voulaient pas que le vaisseau de la Culture me prenne, et qu’ils comptaient me récupérer plus tard, ils m’ont jeté par-dessus bord pour que j’attende l’arrivée de la flotte. Au fait, elle devrait être là d’ici huit ou dix heures, alors à votre place, je ne traînerais pas trop dans le coin.
— Tiens donc, répondit posément le commandant en haussant à nouveau les sourcils. Vous m’avez l’air sacrément bien informé, vieillard.
— Je ne suis pas si vieux que ça. Ce que vous voyez est le travestissement que j’ai revêtu pour ma dernière mission – grâce à une drogue agissant sur l’âge apparent. L’effet est en train de s’estomper. Encore un jour ou deux et je serai de nouveau en état de me rendre utile.
L’Homme secoua tristement la tête.
— Je crains bien que non. (Il tourna les talons et rejoignit les autres.) Balance-le par-dessus bord, ordonna-t-il au jeune homme en tee-shirt, qui se mit immédiatement en marche.
— Non mais, attendez un peu, là ! cria Horza en se relevant tant bien que mal.
Il recula contre le mur, les mains tendues, paumes ouvertes ; mais l’adolescent venait droit sur lui. Les autres partageaient leur attention entre lui et leur chef. Horza se jeta en avant et décocha au jeune homme un coup de pied trop preste pour que celui-ci puisse intervenir. Il l’atteignit au niveau des parties génitales et l’autre émit un son étranglé avant de tomber sur le pont, les mains crispées sur son entrejambe. L’Homme avait fait volte-face. Il contempla son camarade, puis Horza.
— Mais encore ? fit-il.
Horza eut la nette impression que tout cela l’amusait. Il indiqua l’adolescent, qui s’était mis à genoux.
— Je vous l’ai dit : je peux rendre des services. Je me bats bien. Vous pouvez garder la combi si…
— Je vous signale qu’elle est déjà en ma possession, coupa sèchement le commandant.
— Alors, donnez-moi au moins une chance. (Horza les dévisagea tour à tour.) Vous êtes des mercenaires, c’est ça ? (Pas de réponse. Il sentit qu’il commençait à transpirer et interrompit net le processus.) Prenez-moi avec vous. Tout ce que je demande, c’est qu’on me donne ma chance. Si je la laisse passer, alors vous me balancez.
— Pourquoi ne pas s’en occuper tout de suite ? demanda le commandant en écartant les bras. Ça irait plus vite, ajouta-t-il en riant.
Quelques-uns l’imitèrent.
— Une petite chance, répéta Horza. Je ne vous demande quand même pas grand-chose.
— Je regrette, fit l’autre en secouant la tête. Nous sommes déjà trop nombreux.
Le jeune aux cheveux d’argent levait sur Horza un visage déformé par la douleur et la haine. Quant aux autres, ils regardaient l’intrus d’un air ironique ou, souriants, échangeaient des propos à voix basse en le désignant de la tête. Il se rendit brusquement compte qu’à leurs yeux, il n’était qu’un vieillard maigrichon, et de surcroît nu comme un ver.
— Et merde ! cracha-t-il en rivant sur l’Homme un regard furibond. Donnez-moi cinq jours et je vous prends quand vous voulez !
Les sourcils du commandant se haussèrent. L’espace d’une seconde, son visage exprima une nuance de colère, puis il éclata de rire et agita son laser en direction de Horza.
C’est bien, vieillard. Voici ce qu’on va faire. (Les mains sur les hanches, il contempla en hochant la tête le jeune toujours agenouillé.) Vous n’avez qu’à vous battre contre Zallin ici présent. Prêt pour la bagarre, Zallin ?
— Je vais le tuer, répondit l’intéressé en fixant obstinément la gorge de Horza.
L’Homme rit à nouveau et, dans son dos, quelques mèches de cheveux noirs s’échappèrent du col de sa combinaison.
— C’est bien le but de la manœuvre. (Il reporta son regard sur Horza.) Je vous l’ai dit : nous sommes déjà à l’étroit ici. Il va falloir libérer une place. (Il se retourna vers les autres.) Dégagez-leur un espace. Et qu’on donne un short à ce vieux ; il me coupe l’appétit.
L’une des femmes lui jeta un short, qu’il enfila. On avait emporté la combinaison ; la navette garée dans le hangar roula latéralement sur deux ou trois mètres et alla heurter la paroi du fond. Zallin finit par se remettre sur pied et rejoindre les autres. On lui vaporisa un anesthésique sur les parties génitales et Horza songea : Dieu merci, elles n’étaient pas rétractiles. Adossé au mur, il observait le petit groupe. Zallin était le plus grand de tous. Il avait des bras qui lui descendaient presque jusqu’aux genoux, et gros comme la cuisse de Horza, avec ça.
Ce dernier vit le commandant le désigner d’un mouvement de tête, et une des femmes s’approcha de lui. Elle avait un petit visage dur, la peau sombre et des cheveux blonds tout hérissés. Son corps tout entier était mince et ferme, et Horza se dit qu’elle avait une démarche d’homme. Lorsqu’elle fut tout près de lui, il distingua un léger duvet sur son visage ; la longue chemise qu’elle portait en révélait également la présence sur ses jambes et ses bras. Elle s’arrêta à sa hauteur et le regarda de la tête aux pieds.
— Je serai votre témoin, si ça peut vous soulager.
C’était elle, la voix plaisante qu’il avait remarquée au début. Malgré sa peur, Horza se sentit déçu. Il agita la main et répondit :
— Mon nom est Horza, puisque vous insistez pour le connaître.
Imbécile ! se morigéna-t-il. Qu’est-ce qui te prend de leur donner ton vrai nom ? Pourquoi ne pas leur apprendre que tu es un Métamorphe, aussi ? Crétin !
— Yalson, répondit-elle avec brusquerie tout en lui tendant la main.
Horza ne sut pas très bien s’il s’agissait de son nom ou bien d’une forme de salut. Il s’en voulait à mort. Comme s’il n’avait pas déjà assez de problèmes, voilà qu’il leur révélait son vrai nom ! Cela resterait sans doute sans conséquence, mais il savait trop bien que ce sont souvent les petits dérapages, les erreurs apparemment mineures qui font la différence entre l’échec et le succès, voire entre la mort et la vie. Il comprit enfin ce qu’elle attendait de lui et lui prit la main. Elle était sèche et froide, mais vigoureuse. La femme lui serra la main en retour, et retira la sienne avant qu’il n’ait pu en faire autant. Ignorant totalement de quelle région venait cette femme, il n’en tira guère de conclusions. Mais chez lui, ce geste aurait représenté une invite bien spécifique.