La Turbulence Atmosphérique Claire était un vénérable cuirassé d’assaut d’origine hronish datant d’une des dernières dynasties en plein déclin ; plus connu pour sa robustesse et sa fiabilité que pour ses performances et sa subtilité… D’ailleurs, étant donné le degré de compétence technique manifesté par l’équipage, songeait Horza, c’était aussi bien comme cela. Le vaisseau mesurait quelque cent mètres de long sur vingt à sa plus grande largeur et quinze dans le sens de la hauteur, sans compter un empennage de dix mètres au sommet de la poupe. De chaque côté de la coque s’enflaient les unités-gauchisseurs, copies en réduction de la coque proprement dite à laquelle elles étaient reliées au milieu par des ailes massives ainsi que par de minces pylônes profilés qui allaient s’y rattacher juste derrière la proue. La TAC était aérodynamique et équipée de moteurs à fusion auxiliaires auxquels s’ajoutait un petit propulseur vertical situé dans le nez de l’appareil, pour pouvoir évoluer dans les diverses atmosphères et les puits de gravité. Horza trouvait que, sur le plan du confort, elle laissait grandement à désirer.
On lui avait attribué la couchette de Zallin ; il partageait maintenant avec Wubslin un volume de deux mètres cubes pompeusement baptisé « cabine ». Wubslin était le mécanicien de bord. Il se donnait le titre d’ingénieur, mais après avoir tenté pendant quelques minutes de lui soutirer des informations techniques sur la TAC, Horza comprit que cet homme trapu à la peau blanche ne savait presque rien des circuits complexes de son appareil. Il n’était pas déplaisant, il ne sentait pas mauvais, et ne ronflait que rarement ; ça aurait donc pu être pire.
Le vaisseau comptait dix-huit passagers, logés dans neuf cabines. Naturellement, l’Homme en occupait une à lui tout seul, tandis que les Bratsilakins en partageaient une autre, plutôt nauséabonde, dont ils se plaisaient à laisser toujours la porte ouverte ; les autres membres de l’équipage, eux, se plaisaient à la refermer chaque fois qu’ils passaient par là. Horza constata avec déception qu’il n’y avait que quatre femmes à bord, dont deux se montraient rarement et ne communiquaient guère avec les autres que par gestes et signes. La troisième était une fanatique religieuse qui, quand elle n’essayait pas de le convertir à un dogme appelé « Cercle de la Flamme », passait tout son temps câblée dans la cabine qu’elle partageait avec Yalson, à fantasmer sur d’interminables cérébrobandes. Yalson semblait être le seul être de sexe féminin normal, encore que Horza eût du mal à voir la femme en elle. Ce fut pourtant elle qui se chargea de le présenter aux autres et de lui fournir les renseignements dont il aurait besoin sur le navire et son équipage.
Il s’était lavé dans l’un des multiples points d’eau, à peine larges comme des cercueils, que comportait l’appareil puis, comme le lui avait suggéré Yalson, il s’était dirigé à l’odeur vers le mess ; là, on ne tint guère compte de lui, mais on poussa tout de même un plat dans sa direction. Kraiklyn lui lança un seul et unique regard au moment où il prenait place à table, puis retourna à sa discussion, qui portait sur les armes, les armures et la stratégie. Une fois le repas terminé, Wubslin lui montra sa cabine et s’éclipsa. Horza se ménagea un espace sur la couchette de Zallin, tira des draps déchirés sur sa carcasse vieillie, épuisée et percluse de douleurs, puis sombra dans un profond sommeil.
Au réveil, il empaqueta les maigres affaires de Zallin. Pathétique : le jeune disparu possédait quelques tee-shirts, deux ou trois shorts ou kilts courts, une épée rouillée, un assortiment de poignards bon marché glissés dans des étuis qui tombaient en lambeaux, et un petit nombre de grands livres à micropages en plastique ; illustrés d’images mouvantes, ceux-ci répétaient inlassablement, tant qu’on les maintenait ouverts, des scènes issues de batailles anciennes. Et c’était tout. Horza conserva la combinaison peu étanche du jeune homme, bien qu’elle fût bien trop grande et impossible à ajuster à sa taille, ainsi qu’un vieux fusil à projectiles très mal entretenu.
Il enveloppa le reste dans un des draps les plus effrangés et emporta le tout dans le hangar. Rien n’avait bougé. Personne n’avait pris la peine de remettre la navette en place. Nue jusqu’à la taille, Yalson faisait un peu d’exercice. Horza fit halte au pied de l’escalier, sur le seuil de la porte, et la regarda faire. Elle virevoltait, bondissait, enchaînait les sauts périlleux avant et arrière, lançait les jambes en l’air et donnait des coups de poing dans le vide en assortissant de petits grognements chacun de ses mouvements nets et précis. Puis elle aperçut Horza et s’immobilisa.
— Contente de vous revoir. (Elle se courba, ramassa sa serviette sur le pont et entreprit de se frotter la poitrine et les bras, où la transpiration faisait luire le duvet doré.) J’ai cru que vous aviez claqué.
— J’ai dormi longtemps ?
Horza ignorait quel système de mesure du temps on employait à bord.
— Deux jours standards. (Yalson sécha ses cheveux hirsutes, puis drapa la serviette humide sur ses épaules légèrement duveteuses.) On dirait que ça vous a fait du bien.
— En effet, je me sens mieux.
Il ne s’était pas encore regardé dans la glace ni dans un inverseur, mais sentait que son corps reprenait son apparence normale, qu’il ne serait bientôt plus un vieillard.
— Les affaires de Zallin ? demanda-t-elle en indiquant le paquet qu’il tenait.
— Oui.
— Je vais vous montrer comment marchent les vactubes. On les balancera sûrement la prochaine fois qu’on sortira de gauchissement.
Yalson ouvrit la trappe du pont, puis le vactube qu’elle dissimulait ; Horza laissa tomber les biens de Zallin dans le cylindre, et Yalson referma le tout. Le Métamorphe capta l’odeur de son corps chaud tout en sueur et la trouva agréable. Néanmoins, il n’y avait rien dans l’attitude de la jeune femme qui puisse lui laisser croire qu’un jour, il y aurait autre chose entre eux que de l’amitié. Mais sur ce vaisseau, il était prêt à se contenter de cela. Il aurait certainement bien besoin d’une amie.
Ils allèrent ensuite manger au mess. Horza mourait de faim ; son organisme exigeait les ingrédients nécessaires à sa reconstitution, histoire de remplumer un peu la forme fluette qu’il avait adoptée pour contrefaire le ministre de l’Extérieur de la Gérontocratie de Sorpen.
Au moins les autocuisines fonctionnent correctement, songea le Métamorphe, et le champ anti-g n’est pas trop inégal. L’idée de devoir passer son temps dans ces cabines étroites en mangeant des horreurs sous un champ de gravité bosselé ou erratique le remplissait d’horreur.
— … Zallin n’avait pas vraiment d’amis, déclara Yalson en secouant la tête, ce qui ne l’empêcha pas d’enfourner sa nourriture.
Ils s’étaient installés ensemble au mess. Horza désirait savoir s’il y avait à bord des individus susceptibles de vouloir venger sa victime.
— Pauvre gamin, déclara-t-il.
Il reposa sa cuiller et regarda sans la voir la salle au plafond bas où régnait le désordre. L’espace d’une seconde, il sentit à nouveau dans ses mains cet ultime et déterminant craquement, il se représenta mentalement cette colonne vertébrale brisée, cet œsophage écrasé, ces artères comprimées… le tout emportant la vie du jeune homme comme on bascule un interrupteur.