— D’où venait-il ? reprit Horza.
— Qui sait ? répondit Yalson en haussant les épaules. (Elle remarqua l’expression de son compagnon et ajouta entre deux bouchées :) Écoutez, il vous aurait tué. Ne pensez plus à lui. D’accord, c’est un peu dur, mais… bref, il était du genre pénible.
Sur quoi elle se remit à manger.
— Je me demandais simplement s’il y avait quelqu’un, quelque part, à qui je devais envoyer un message, ou peut-être ses affaires.
— Écoutez, Horza, répliqua Yalson en se tournant vers lui. Quand on embarque à bord de ce vaisseau, on n’a plus de passé. Il est grossier de demander aux gens d’où ils viennent ou ce qu’ils ont fait dans la vie avant de se joindre à l’équipage. Peut-être qu’on a tous nos secrets, ou qu’on ne veut pas parler de ce qu’on a vécu, de ce qu’on nous a fait ; peut-être qu’on ne veut même pas y penser. Quoi qu’il en soit, n’essayez pas de savoir. Dans ce rafiot, le seul endroit où on trouve un peu d’intimité, c’est dans sa tête à soi ; alors profitez-en. Si vous vivez assez longtemps, il y aura peut-être quelqu’un pour avoir envie de se livrer, probablement à l’occasion d’une cuite… mais d’ici-là, vous n’en aurez sans doute plus envie. Bref. Mon conseil : laissez tomber pour le moment. (Horza ouvrit la bouche pour répondre, mais Yalson poursuivit :) Je vais vous dire tout ce que je sais moi-même, ça vous évitera de poser des questions.
Elle reposa à son tour sa cuiller et s’essuya les lèvres d’un doigt ; puis elle se retourna pour lui faire face et leva la main. Les poils ténus du léger duvet qui tapissait ses avant-bras et le dos de ses mains conféraient une aura d’or à sa peau sombre. Elle déplia un doigt.
— Un, le vaisseau : d’origine hronish, il tourne depuis une centaine d’années. Avec une douzaine de propriétaires peu soigneux, au bas mot. Actuellement privé de laser avant depuis qu’on l’a fait sauter en voulant changer sa forme d’onde.
« Deux… (Elle étendit un autre doigt.) Kraiklyn possédait déjà le vaisseau avant qu’aucun d’entre nous ne le rencontre. Prétend l’avoir gagné dans une partie de Débâcle, quelque part juste avant la guerre. Je sais qu’il pratique ce jeu, mais j’ignore avec quel talent. Enfin, ça le regarde. Officiellement, on s’appelle la LCK – Libre Compagnie de Kraiklyn – et c’est lui le patron. C’est un sacré bon chef, et il n’hésite pas à retrousser ses manches quand il faut se battre. Il se rend en personne sur le terrain et, pour moi, c’est un très bon point. Son truc, c’est qu’il ne dort jamais. Il a dans le cerveau une… euh… (Yalson fronça les sourcils ; elle cherchait manifestement ses mots.) Une division hémisphérique opérationnelle étendue. Ça signifie qu’une moitié de son cerveau dort pendant un tiers du temps, ce qui le rend un peu rêveur, un peu vague ; pendant le deuxième tiers, c’est l’autre hémisphère qui dort partiellement et Kraiklyn ne jure que par la logique et les chiffres. Dans ces cas-là, il ne communique pas très bien. Pendant le dernier tiers, par exemple, quand il agit ou qu’il y a une urgence quelconque, les deux moitiés sont éveillées et fonctionnent en même temps. Pas facile de le surprendre dans sa couchette, avec tout ça.
— Des clones paranos et un Homme dont le crâne fait les trois-huit ! (Horza secoua la tête.) Enfin, allez-y, continuez.
— Trois, on n’est pas des mercenaires. On forme une Libre Compagnie. En fait, on n’est rien d’autre que des pirates, mais si c’est ce que Kraiklyn veut qu’on soit, alors c’est ce qu’on est. En théorie, n’importe qui peut se joindre à nous du moment qu’il ou elle peut manger comme nous et respirer le même air mais, en pratique, Kraiklyn est un peu plus difficile que ça ; et encore, je parie qu’il aimerait bien pouvoir nous trier sur le volet.
« Passons. On a rempli quelques contrats, généralement pour assurer la protection de quelqu’un, mais aussi en service d’escorte pour des planètes de troisième ordre qui s’étaient retrouvées embarquées dans le conflit ; la plupart du temps, on se contente d’attaquer et de piller partout où on estime que la pagaille provoquée par la guerre nous garantit l’impunité.
« C’est ce qui nous attend en ce moment. Kraiklyn a entendu parler d’un endroit nommé Temple de la Lumière, sur une planète de troisième zone ou presque, quelque part dans ce trou et, d’après lui, on peut “débarquer et rembarquer sans problème” – pour parodier une de ses expressions préférées. À l’en croire, c’est plein de prêtres et de trésors, là-bas ; on tue les uns et on s’empare des autres. Puis on fait route vers Vavatch Orbitale avant que la Culture la fasse sauter, et on achète quelque chose pour remplacer le laser de proue. À mon avis, les prix devraient être assez avantageux. Pour peu qu’on reste assez longtemps sur place, les gens chercheront sans doute à s’en débarrasser gratuitement.
— Pourquoi, que se passe-t-il sur Vavatch ?
Horza n’avait rien entendu à ce sujet. Il savait que Vavatch Orbitale se trouvait dans cette zone-là du conflit, mais pensait que son statut de copropriété la maintiendrait à l’écart du théâtre des opérations.
Vos amis les Idirans ne vous l’ont pas dit ? (Yalson abaissa la main aux doigts tendus qui lui avait servi à énumérer ses informations.) Eh bien, reprit-elle en voyant Horza hausser les épaules, comme vous ne l’ignorez sûrement pas, les Idirans progressent le long du flanc intérieur du Golfe – la Falaise Scintillante. La Culture semble riposter, pour une fois, ou du moins en avoir l’intention. On croyait qu’ils parviendraient encore à un accord, comme d’habitude, et que Vavatch resterait neutre. Connaissant la vénération que les Idirans ont pour les planètes, à cause de leur religion, on en avait conclu qu’ils ne s’intéresseraient pas vraiment à l’Orb’ tant que la Culture ne chercherait pas à y installer une base – ce qu’elle avait promis de ne pas faire. Merde, avec ces foutus VSG qu’ils construisent de nos jours, ils n’ont vraiment pas besoin d’implanter des bases sur des Orb’ ou des Anneaux, ou des planètes, enfin bref…
« Donc, les diverses espèces et autres bizarreries de Vavatch se croyaient tranquilles, sûres que les hostilités galactiques allaient leur passer à côté… Là-dessus les Idirans annoncent qu’ils vont finalement se rendre maîtres de Vavatch, mais officiellement seulement ; pas de présence militaire. La Culture a répliqué en disant qu’elle ne le tolérerait pas, les deux parties sont obstinément restées sur leurs précieuses positions, et la Culture a dit : “O.K., si vous ne vous retirez pas, on fait tout sauter avant même que vous n’arriviez là-bas”. Et c’est ce qui se passe en ce moment. Avant que la flotte de guerre idirane n’atteigne l’Orb’, la Culture va l’évacuer et la faire exploser.
— Ils vont évacuer une Orbitale ? s’étonna Horza.
C’était vraiment la première fois qu’il entendait parler de cette histoire. Les Idirans n’avaient rien dit de Vavatch Orbitale en lui donnant ses instructions, et même quand il contrefaisait le ministre des Affaires Extérieures, Egratin, la plupart des nouvelles interplanétaires n’avaient été que des rumeurs. Le premier imbécile venu voyait bien que l’espace entourant le Golfe Morne ne tarderait pas à devenir un vaste champ de bataille sur plusieurs centaines d’années-lumière en largeur et en hauteur, et plusieurs décennies-lumière dans le sens de la profondeur, mais quant à ce qui se tramait réellement, il n’avait pu le découvrir. De toute évidence, la guerre passait à la vitesse supérieure. Pourtant, il n’y avait qu’un fou pour envisager de déménager tous les habitants d’une Orbitale.
Yalson acquiesça en guise de confirmation.
— C’est ce qu’on dit. Ne me demandez pas d’où ils vont faire décoller tous les vaisseaux dans ce cas précis, mais c’est bien ce qu’ils ont l’intention de faire.