— Ils sont fous, fit Horza en secouant la tête.
— Ouais, eh bien, ils l’avaient déjà prouvé en rentrant en guerre.
— D’accord. Excusez-moi. Poursuivez, pressa-t-il en agitant la main.
— J’ai oublié ce que je voulais dire d’autre. (Yalson sourit et contempla ses trois doigts dressés comme s’ils pouvaient lui souffler la suite. Puis elle revint à Horza.) Je crois que c’est à peu près tout. Je vous recommande d’adopter un profil bas jusqu’à ce qu’on arrive à Marjoin, là où se trouve ce temple, et même de continuer une fois qu’on y sera. (Elle éclata de rire, et Horza se surprit à l’imiter. Puis elle hocha la tête et reprit sa cuiller.) En admettant que vous vous en tiriez sain et sauf, les autres vous accepteront plus facilement si vous vous battez à leurs côtés. Pour l’instant, vous êtes le cadet du vaisseau, malgré ce que vous avez pu faire dans le passé, et malgré Zallin.
Horza posa sur elle un regard dubitatif. Il doutait du bien-fondé de la chose. Attaquer un temple sans défense avec une combinaison qui fuyait et un fusil à projectiles peu digne de confiance…
— Enfin…, soupira-t-il avant de plonger sa cuiller dans son assiette. Du moment que vous ne vous remettez pas tous à parier sur mon sort…
Yalson le dévisagea une seconde, puis sourit et retourna à son assiette.
Malgré les avertissements de Yalson, Kraiklyn se montra plus curieux que prévu sur le passé de Horza. L’Homme l’invita dans sa cabine, propre et bien rangée, où chaque élément était arrimé, cloué ou ficelé au sol et où l’air sentait le frais. D’authentiques livres s’alignaient contre une paroi et le sol était pourvu d’un tapis absorbant. Une maquette de la TAC pendait au plafond et un gros fusil-laser était accroché sur l’autre paroi ; c’était une arme d’allure puissante, avec batterie de bonne taille et dispositif de dispersion de rayons, qui luisait sous l’éclairage tamisé de la cabine comme si on l’avait lustrée.
— Asseyez-vous, fit Kraiklyn en lui indiquant un siège bas tandis que lui-même redressait la couchette en position banquette et s’y laissait tomber.
Le commandant attrapa deux renifiasques sur l’étagère située derrière lui et en offrit une à Horza, qui l’accepta et en brisa le sceau. Le maître de la Turbulence Atmosphérique Claire huma profondément les effluves de son propre récipient, puis but un peu de liquide vaporeux. Horza fit de même. Il reconnaissait la substance, mais n’en retrouvait pas le nom. Une de celles qui vous rendaient légèrement ivre et plus sociable qu’à l’ordinaire quand vous vous contentiez de les sniffer ; les principes actifs ne faisaient effet que quelques minutes à la température du corps, et se trouvaient de toute façon dégradés plutôt qu’absorbés par la plupart des systèmes digestifs humains.
— Merci, dit Horza.
— Ma foi, on dirait que vous allez beaucoup mieux, reprit Kraiklyn en contemplant la poitrine et les bras du Métamorphe, lequel avait pratiquement retrouvé sa forme première après ces quatre jours de sommeil et de repas copieux.
Son tronc et ses membres avaient augmenté de volume, et il s’en fallait de peu qu’ils ne redeviennent aussi musclés qu’avant ; quant à son ventre, il s’était rétracté. Sa peau s’était retendue et son visage, à la fois plus ferme et plus souple, se parait à présent d’un éclat doré. Ses cheveux repoussaient noirs à la racine, et il avait coupé ses rares mèches raides d’un jaune-blanc terne, à l’image de celles du Gérontocrate. Ses toxidents repoussaient aussi, mais ne pourraient lui servir avant une vingtaine de jours.
— Oui, je me sens mieux.
— Mmm… Dommage, pour Zallin, mais je suis sûr que vous comprenez ma position.
— C’est vrai. Je me réjouis simplement que vous m’ayez laissé ma chance. D’autres m’auraient neutralisé et expédié dans l’espace.
— Figurez-vous que ça m’a traversé l’idée, fit Kraiklyn en jouant avec sa fiasque, mais j’ai eu l’intuition que vous n’étiez pas totalement inintéressant. Je ne peux pas dire que je vous ai cru, sur le moment, quand vous avez parlé de cette drogue vieillissante et des Idirans, mais je pensais qu’il pouvait en sortir une bonne petite bagarre. Tout de même, vous avez eu de la chance, non ? (Kraiklyn sourit à Horza, qui fit de même ; le commandant de bord contempla les livres rangés contre la paroi qui lui faisait face.) De toute façon, Zallin était un poids mort pour nous, si vous voyez ce que je veux dire. (Il revint à Horza.) C’était à peine si ce gamin savait avec quel bout du fusil on vise. J’avais l’intention de le débarquer à la prochaine escale, ajouta-t-il avant d’avaler à nouveau la vapeur qui s’échappait de sa fiasque.
— Comme je vous l’ai dit : je vous remercie.
Horza se rendait compte que sa première impression était la bonne : l’Homme était une ordure. S’il avait réellement eu l’intention de plaquer Zallin, il n’avait eu aucune raison valable de les obliger à se battre à mort. Horza aurait très bien pu prendre ses quartiers dans la navette ou dans le hangar, et Zallin aussi. D’accord, il y aurait eu encore moins de place à bord de la TAC, mais le voyage jusqu’à Marjoin n’était pas si long que ça, et on n’allait pas manquer d’air respirable, par exemple. Non, Kraiklyn avait voulu mettre un peu d’animation, voilà tout.
— Je vous suis très reconnaissant, reprit-il.
Puis il leva la fiasque en direction du commandant et se remit à inhaler sans quitter des yeux l’expression de Kraiklyn.
— Alors, dites-moi un peu à quoi ça ressemble de travailler pour ces types à trois pattes, fit ce dernier en souriant. (Il posa un bras sur l’étagère qui flanquait le canapé-lit.) Mmm ?
Nous y voilà, songea Horza, qui répondit :
— Je n’ai pas tellement eu le temps de m’en rendre compte. Il y a cinquante jours encore, j’étais capitaine de la marine sur Sladden. Je suppose que vous n’en avez jamais entendu parler ?
L’autre secoua la tête. Horza, qui concoctait cette fable depuis deux jours, savait que si le commandant voulait vérifier, il trouverait effectivement une planète de ce nom ; ses habitants étaient humanoïdes et venaient de tomber récemment sous la coupe des Idirans.
— Et les Idirans s’apprêtaient à nous passer par les armes parce que nous avions continué de nous battre après la reddition officielle, reprit Horza ; mais moi, ils m’ont fait venir à bord et m’ont proposé de me laisser la vie sauve si j’accomplissais une mission pour leur compte. Ils disaient que je ressemblais étonnamment à un vieux gars qu’ils désiraient s’allier ; s’ils l’enlevaient, étais-je d’accord pour prendre sa place ? Je me suis dit : pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Et c’est ainsi que j’ai atterri sur cette planète, Sorpen, avec ordre de prendre une drogue vieillissante et de jouer le rôle d’un ministre. Et je m’en sortais très bien, en plus.
« Mais il a fallu que débarque cette femme de la Culture, qui m’a démasqué et a bien failli me faire tuer. Ils étaient sur le point de me supprimer quand un croiseur idiran est arrivé ; on m’a sauvé, elle s’est retrouvée prisonnière, et au moment de rejoindre le corps de leur flotte, ils se sont fait attaquer par une UCG. On m’a fourré dans cette combi et jeté par-dessus bord en attendant l’arrivée de la flotte.
Restait à espérer que son histoire ne sente pas trop le réchauffé. Kraiklyn fixait obstinément sa fiasque, les sourcils froncés.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas très bien, fit-il en relevant les yeux sur Horza. Pourquoi un croiseur se risquerait-il seul à la surface alors que sa flotte est juste derrière ?