Elle prit brusquement conscience d’un fait : si elle pensait aux planètes, c’était à cause de ce que venait de lui dire Jase. Elle se retourna et contempla avec sérieux la machine gris foncé en faisant appel à sa mémoire à court terme pour retrouver exactement les mots qu’il avait prononcés.
— Dans l’hyperespace, le Mental en question est passé sous la surface de la planète ? Et ensuite, il s’y est enfoncé par gauchissement ?
— C’est l’intention qu’il a annoncée en traçant son message codé avant de s’autodétruire. Puisque la planète est toujours là, il faut croire qu’il a réussi. Dans le cas contraire, un demi pour cent au moins de sa masse aurait réagi à la substance de la planète en se comportant comme de l’antimatière.
— Je vois. (Fal se gratta la joue du bout du doigt.) Je croyais que c’était impossible ? fit-elle d’un ton interrogateur en regardant Jase.
— Quoi donc ?
— Eh bien, mais… (Elle fronça les sourcils en constatant qu’il ne la comprenait pas instantanément et agita impatiemment la main.) De faire ce qu’il a fait. De passer sous un objet aussi gros dans l’hyper-espace et de rebondir ensuite. On m’a dit que, même nous, nous ne pouvions pas faire ça.
— Ce Mental avait appris la même leçon, seulement il était dans une situation désespérée. Le Conseil Général de Guerre lui-même a décidé que nous devions tenter de reproduire son exploit en employant un Mental similaire, ainsi qu’une planète de rechange.
— Et alors ? demanda Fal en souriant de son expression.
— Pas un Mental n’a voulu l’envisager ; beaucoup trop dangereux. Même ceux qui avaient voix au chapitre au Conseil de Guerre ont élevé des objections.
Fal éclata de rire, la tête levée vers les fleurs rouges et blanches enroulées autour de la tonnelle. Jase – qui, au tréfonds de lui-même, était un grand romantique – compara son rire au son cristallin des torrents de montagne ; il en effectuait toujours un enregistrement à lui seul destiné, même quand il se réduisait à un simple gloussement, voire un ricanement. Même quand elle se montrait obscène. Toutes conscientes qu’elles fussent, les machines ne pouvaient mourir de honte, et Jase ne l’ignorait pas ; néanmoins, il savait que c’était exactement ce qui lui arriverait si Fal en venait un jour à se douter de quelque chose. La jeune fille cessa de rire et dit :
— À quoi ressemble ce truc, au fait ? Je veux dire, on ne les voit jamais nus, ils sont toujours contenus dans quelque chose… un vaisseau spatial, par exemple. Et de quoi s’est-il servi pour le gauchissement ?
— Vu de l’extérieur, répondit Jase de sa voix habituelle, calme et mesurée, c’est un ellipsoïde. Champs rentrés, il évoque un vaisseau de très petite taille. Environ dix mètres de long sur deux et demi de diamètre. À l’intérieur, il comprend des millions de composants, dont les plus importants restent les zones de réflexion-mémorisation du Mental proprement dit ; ce sont elles qui justifient son poids énorme, à cause de leur densité. L’ensemble pèse près de quinze mille tonnes. Il possède sa propre source d’énergie, bien sûr, ainsi que plusieurs générateurs de champ dont n’importe lequel peut, sur demande, jouer le rôle de moteur auxiliaire, ce pour quoi ils sont d’ailleurs conçus dès le départ. Seule l’enveloppe externe se maintient en permanence dans l’espace réel ; le reste – du moins les éléments intelligents – demeure dans l’hyperespace. En partant du principe – et en l’espèce, nous n’avons pas le choix – que le Mental s’est conformé à ses intentions, il ne disposait que d’une seule façon d’y arriver, étant donné qu’il n’a ni propulseur à gauchissement ni déplaceur.
Jase marqua un temps d’arrêt. Fal se redressa sur son banc, les coudes posés sur les genoux, les mains jointes sous le menton. Il vit qu’elle transférait son poids sur le bas de ses reins et nota la grimace fugitive qui se peignait sur ses traits. Jase en conclut qu’elle n’était plus très à l’aise sur la pierre dure du banc et ordonna à l’un des drones du chalet d’apporter des coussins.
— Le Mental possède bien une unité-gauchisseur interne, reprit-il, mais uniquement prévue pour développer de microscopiques volumes-mémoires afin de ménager plus d’espace autour des sections informationnelles – ce sont des particules élémentaires de troisième niveau disposées en spirale – qu’il désire modifier. Or, la limite normale d’accroissement du volume sur cette unité-gauchisseur reste inférieure à un millimètre cube ; le Mental du vaisseau a dû trouver le moyen de la bricoler pour qu’elle englobe son volume tout entier et le fasse réapparaître sous la surface de la planète. Il est logique que son choix se soit porté sur un espace dégagé et rempli d’air ; les tunnels du Complexe de Commandement représentaient une solution idéale. Et c’est là qu’il a déclaré vouloir se diriger.
— Je vois, répondit Fal en hochant la tête. Entendu. Maintenant, quels sont… Oh !
Un petit drone portant deux gros coussins venait de surgir à son côté.
— Mmm… Merci. (Elle prit appui sur une main pour en glisser un sous elle, puis cala l’autre dans son dos. Le drone repartit dans les airs en direction du chalet. Fal s’installa confortablement.) C’est toi qui les as commandés pour moi ? fit-elle.
— Pas du tout, répondit-il, secrètement ravi. Mais qu’allais-tu me demander ?
— Ces tunnels, reprit Fal en se penchant à nouveau en avant, mais cette fois sans faire la grimace. Ce Complexe de Commandement dont tu parles… De quoi s’agit-il ?
— En bref, d’une paire de tunnels de vingt-deux mètres de diamètre qui serpentent en boucle, cinq kilomètres sous la surface. L’ensemble mesure plusieurs centaines de kilomètres de long. Les trains qui y circulent ont été conçus pour jouer en temps de guerre le rôle de centres de commandement mobiles, par un État aujourd’hui disparu, datant de l’époque où la planète en était au stade Trois : Moyennement Civilisée. À l’époque, l’armement y avait atteint le niveau technologique de la bombe à fusion lâchée par fusée transplanétaire téléguidée. Le Complexe de Commandement était destiné à…
— Je m’en doute, coupa Fal avec un petit geste de la main. Les protéger et leur permettre de rester constamment en mouvement de manière qu’on ne puisse pas les bombarder. C’est ça ?
— C’est ça.
— De quoi était fait le manteau rocheux ?
— De granité, fit Jase.
— Batholithique ?
— Je vérifie. (Puis :) En effet. Tu as deviné juste : c’était un batholithe.
— Un batholithe ? fit Fal en haussant les sourcils. Un seul ?
— Un seul.
— Nous parlons d’un monde à gravité plutôt faible, alors ? Avec une croûte terrestre épaisse ?
— Vrai dans les deux cas.
— Je vois. Et le Mental se trouve donc à l’intérieur de ces…
Son regard courut le long de la terrasse, sans s’arrêter sur rien de particulier ; mentalement, elle se représentait une enfilade de tunnels obscurs… en se disant qu’au-dessus pesaient sans doute d’impressionnantes montagnes : avec une pareille épaisseur de granite et une gravité faible, l’endroit devait être idéal pour l’escalade. Puis elle revint à la machine.
— Alors, que s’est-il passé ? Il s’agit d’une Planète des Morts ; est-ce que les autochtones se sont éliminés eux-mêmes ?
— Absolument ; à l’arme bactériologique, et non nucléaire. Jusqu’au dernier humanoïde, il y a de cela onze mille ans.
— Mmm…
Fal opina. On comprenait que les Dra’Azon aient fait du Monde de Schar une de leurs Planètes des Morts. Quand on était une super-espèce constituée d’énergie pure qui se tenait depuis très longtemps à l’écart de la vie normale, matérielle, de la galaxie, et qu’on avait la prétention d’isoler et de préserver une planète par-ci par-là pour en faire un monument bien choisi consacré à la mort, ce genre de futilités, on avait des raisons de placer en tête de liste le Monde de Schar, avec la brève et sordide histoire qui était la sienne.