Une idée lui vint.
— Comment se fait-il que ces tunnels ne se soient pas remblayés, depuis tout ce temps ? Avec la pression exercée par au moins cinq kilomètres de roche…
— On l’ignore, soupira Jase. Les Dra’Azon se sont montrés peu disposés à nous renseigner. Il se peut que les concepteurs du Complexe l’aient conçu pour résister aussi longtemps à la pression. C’est peu probable, je l’admets, mais ces gens étaient fort ingénieux.
— Dommage qu’ils n’aient pas réservé un peu plus d’ingéniosité à la cause de leur propre survie, au lieu de se concocter un génocide aussi efficace que possible, remarqua Fal avec un petit reniflement.
Jase reçut cette déclaration avec plaisir, mais y détecta simultanément (surtout dans le petit bruit nasal qui l’accompagna) une trace de suffisance paternaliste ; la Culture avait beaucoup de mal à ne pas se montrer méprisante quand elle examinait les erreurs commises par les sociétés moins évoluées qu’elle, en oubliant que les civilisations originelles perdues dans son propre passé de métisse avaient en leur temps montré les mêmes défaillances. Toutefois, le raisonnement de base restait valable : l’expérience et le bon sens prouvaient que le meilleur moyen d’éviter l’anéantissement de l’espèce était de ne pas se doter au départ des moyens le permettant.
— Ainsi, reprit Fal qui, les yeux baissés, donnait de petits coups de talon sur les dalles grises avec sa jambe valide, le Mental est dans les tunnels, et les Dra’Azon à l’extérieur. Qu’est-ce que c’est que cette limite, cette Barrière de la Sérénité dont tu parles ?
— La moitié de la distance séparant la planète de la plus proche étoile, comme d’habitude : dans le cas du Monde de Schar : trois cent dix années-lumière standards, du moins en ce moment.
— Et alors… ? (Elle tendit la main vers Jase et leva la tête en haussant les sourcils. L’ombre des fleurs bougea sur sa nuque : la plus suave des brises venait de se lever et caressait à présent la pergola fleurie au-dessus de sa tête.) Où est le problème ?
— Eh bien, répondit Jase, si on a laissé entrer le Mental, c’est uniquement parce qu’il était…
— En détresse, oui. Je sais. Continue.
Jase, qui, depuis le jour où elle lui avait apporté une fleur de la montagne, ne lui en voulait plus de lui couper sans arrêt la parole, poursuivit :
— Il existe sur le Monde de Schar une base de taille modeste, comme sur toutes les Planètes des Morts ou presque. Et, comme toujours, le personnel en est une petite société non dynamique, officiellement neutre, ayant atteint une certaine maturité galactique…
— Le Métamorphe, coupa à nouveau Fal, mais avec lenteur, comme si elle venait de percer une énigme qui la tracassait depuis des heures, et dont la solution aurait pourtant dû lui paraître simple. (Elle contempla à travers la tonnelle un ciel bleu où évoluaient paresseusement quelques petits nuages, puis reporta son regard sur la machine.) C’est bien ça, hein ? Il s’agit de ce Métamorphe qui… et aussi de cette femme de Circonstances Spéciales, Balvéda ; et ce Monde, c’est l’endroit où il faut être sénile pour gouverner. Ces gens sont des Métamorphes, et ce type… (Elle s’interrompit et fronça les sourcils.) Mais je le croyais mort.
— Nous n’en sommes plus aussi sûrs. Le dernier message de l’UCG Énergie Nerveuse semble indiquer qu’il a pu s’échapper.
— Qu’est-il arrivé à cette UCG ?
— Nous ne le savons pas. Le contact a été coupé au moment où elle tentait de capturer le vaisseau idiran au lieu de le détruire. L’un comme l’autre sont portés disparus.
— Le capturer, hein ? fit Fal d’un ton acerbe. Encore un Mental frimeur. Bref, je ne me trompe pas, si ? Les Idirans peuvent utiliser ce type… comment s’appelle-t-il, d’ailleurs ? Est-ce qu’on le sait ?
— Oui : Bora Horza Gobuchul.
— Tandis que nous, nous n’avons pas de Métamorphe.
— Si, une, mais elle se trouve actuellement à l’autre bout de la galaxie, en mission urgente sans rapport avec la guerre ; il nous faudrait une demi-année pour l’envoyer là-bas. Par ailleurs, elle n’a jamais mis les pieds sur le Monde de Schar ; et là où ça se complique, c’est que Bora Horza Gobuchul, lui, y a déjà séjourné.
— Je vois.
— De plus, des informations non confirmées laissent entendre que la flotte idirane responsable de la destruction du vaisseau en fuite a également tenté – mais en vain – de suivre le Mental jusque sur le Monde de Schar en expédiant une petite troupe au sol. Donc, le Dra’Azon concerné va former des soupçons. Il laissera peut-être passer Bora Horza Gobuchul, puisque celui-ci a déjà travaillé comme sentinelle de la planète, mais ce n’est pas certain. Quant aux autres, c’est pratiquement exclu.
— Naturellement, il se peut aussi que ce pauvre type soit mort à l’heure qu’il est.
— Les Métamorphes sont réputés coriaces ; en outre, il paraît peu sage de considérer uniquement cette possibilité.
— Donc, tu crains qu’il n’arrive jusqu’à ce précieux Mental, et qu’il ne le rapporte aux Idirans.
— Ce n’est pas impossible.
— En supposant que cela se soit réellement passé, Jase, reprit Fal en plissant les yeux et en se penchant vers la machine, qu’est-ce que ça peut faire ? Quelle importance, sincèrement ? Qu’arriverait-il si les Idirans mettaient la main sur ce petit Mental prétendument si malin ?
— Considérant que nous allons de toute façon gagner la guerre…, répondit pensivement Jase, cela pourrait rallonger le processus d’une poignée de mois.
— Ça fait combien, ça ?
— Disons, entre trois et sept. Tout dépend de la main.
Fal sourit.
— Et le problème est que ce Mental ne peut pas s’autodétruire sans rendre cette Planète des Morts encore plus morte qu’elle n’est. En fait, elle se transformerait illico en ceinture d’astéroïdes, reprit-elle.
— Tout juste.
— Conclusion, ce petit malin n’aurait pas dû prendre la peine d’échapper au naufrage ; son devoir était en fait de sombrer avec le navire.
— On appelle ça l’instinct de survie. (Jase vit Fal hocher la tête et marqua une pause avant de poursuivre.) Un trait de caractère programmé chez la plupart des êtres vivants. (La machine soupesa ostensiblement la jambe blessée de la jeune fille dans son champ de soutien.) Encore qu’il y ait des exceptions, naturellement…
— C’est ça, répliqua Fal avec un sourire qu’elle voulait condescendant. Très amusant, Jase.
— Tu saisis donc le problème.
— Je saisis. Bien sûr, on pourrait débarquer en force et réduire la planète en miettes si nécessaire, et tant pis pour les Dra’Azon, ajouta-t-elle en souriant.
— Certes, concéda Jase, et mettre ainsi en péril l’issue de la guerre en éveillant l’hostilité d’une puissance dont le nombre (d’ailleurs complètement inconnu) traduit l’étendue même de son immensité. Nous pourrions également nous rendre aux Idirans, mais je doute que nous choisissions cette solution-là.
— Ma foi, autant considérer toutes les options disponibles, fit-elle en riant.
— Absolument.
— Bon, si c’est tout ce que tu avais à me dire, laisse-moi réfléchir un moment maintenant, dit Fal ’Ngeestra en se redressant sur son banc. (Elle bâilla en s’étirant.) Tout ça m’a l’air fort intéressant. (Elle secoua la tête.) Mais il y a un petit côté « l’affaire est entre les mains des dieux » là-dedans. Communique-moi… tout ce qui pourra te paraître utile. J’aimerais me concentrer quelque temps sur cet aspect de la guerre ; donne-moi toutes les informations dont nous disposons sur le Golfe Morne… en tout cas, tout ce qui est de mon ressort. D’accord ?