— Ah ouais ? intervint Lamm. Eh bien, ils sont sur le point de lâcher l’anse du seau, je te signale.
— Reste donc à espérer que nous ne serons pas à la surface de l’eau à ce moment-là, dit Yalson.
Jandraligeli se tourna vers elle en haussant un sourcil.
— Après ce dernier fiasco, ma chère, rien ne saurait me surprendre.
— On débarque et on rembarque, conclut Aviger.
Sur quoi le vieil homme se mit à rire.
Le voyage de Marjoin à Vavatch leur avait pris vingt-trois jours. La Compagnie s’était peu à peu remise de son attaque avortée contre le Temple de la Lumière. On comptait quelques foulures, des éraflures ; Dorolow était restée aveugle d’un œil pendant deux jours, et tous s’étaient montrés plutôt taciturnes. Mais le temps d’arriver en vue de Vavatch, leur lassitude de la vie à bord même en nombre réduit – était telle que déjà ils attendaient avec impatience la prochaine opération.
Horza conserva le fusil-laser de kee-Alsorofus et mena à bien les réparations et perfectionnements rudimentaires que les ateliers limités de la TAC lui permirent d’apporter à sa combinaison. Kraiklyn ne tarissait pas d’éloges sur celle qu’il lui avait confisquée ; elle l’avait tiré d’affaire en l’emportant dans les hauteurs de la grande salle du Temple et, malgré les graves impacts qu’elle avait essuyés, elle était à peine marquée, et encore moins endommagée.
Neisin déclara que, de toute façon, il n’avait jamais aimé les lasers, et qu’il les laissait définitivement tomber ; il possédait un fusil à projectiles léger et rapide, avec beaucoup de munitions. À l’avenir, c’était avec cela qu’il opérerait, du moins quand il ne se servirait pas du Microhowitzer.
Horza et Yalson passaient désormais toutes leurs nuits ensemble, dans l’ancienne cabine des deux disparues, qu’ils s’étaient appropriée. Au fil des longues journées de voyage, ils étaient devenus assez proches ; pourtant, pour deux amants ils ne se parlaient guère. Chacun semblait préférer cela. Le corps de Horza avait achevé sa régénération consécutive à la contrefaçon du Gérontocrate, et ce rôle de composition n’avait laissé aucune trace chez lui. Néanmoins, il disait à la Compagnie qu’il était à présent tel qu’il avait toujours été, en réalité il modelait peu à peu son corps à l’image de Kraiklyn. Horza était maintenant un peu plus grand que de coutume, avec des pectoraux plus développés, une chevelure plus sombre et plus épaisse. Naturellement, il ne pouvait se permettre de modifier son visage mais, sous la peau brun clair, celui-ci était prêt pour la transformation. Une courte transe, et il pourrait se faire passer pour le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire ; peut-être Vavatch lui offrirait-elle l’occasion qu’il attendait.
Il avait longuement et intensément réfléchi à la marche à suivre, maintenant qu’il faisait partie de la Compagnie et bénéficiait donc d’une certaine sécurité, tout en se trouvant coupé de ses employeurs idirans. Il pouvait toujours s’en aller de son côté, mais ce serait laisser tomber Xoralundra, que le vieil Idiran soit encore en vie ou non. Ce serait également déserter, tourner le dos à la guerre, à la Culture, renoncer à la lutte qu’il avait résolu de mener contre elle. De toute façon, avant même d’apprendre que sa nouvelle mission l’entraînerait sur le Monde de Schar, il avait eu dans l’idée, dès le départ, de retourner à ses anciennes amours.
Elle s’appelait Sro Kiérachell Zorant et était ce qu’on appelait une Métamorphe dormante, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas subi d’entraînement et n’éprouvait aucun désir d’exercer ses talents ; si elle avait accepté ce poste sur le Monde de Schar, c’était un peu pour échapper à l’atmosphère guerrière de plus en plus pesante qui régnait sur l’astéroïde de Heibohre, leur patrie à tous. Il y avait sept ans qu’elle l’avait quitté ; à l’époque, Heibohre se trouvait déjà dans la zone d’influence des Idirans – ou dans le volume d’espace généralement considéré comme leur appartenant –, et beaucoup de Métamorphes étaient déjà entrés à leur service.
Quant à Horza, il avait été envoyé sur le Monde de Schar en partie à titre de punition et en partie pour sa propre sécurité. Une faction de Métamorphes avait décidé de mettre à feu les centrales d’énergie du vieil astéroïde, et de le faire ainsi sortir du territoire idiran afin de rendre à l’espèce sa neutralité dans une guerre qui, à leurs yeux, devenait inéluctable. Horza avait percé le complot à jour et exécuté deux des conspirateurs. Le tribunal de l’Académie des Arts Militaires de Heibohre – qui en était officieusement l’instance dirigeante – avait opté pour un compromis entre le sentiment général des habitants de l’astéroïde (qui voulaient châtier Horza pour avoir attenté aux jours de deux Métamorphes) et la gratitude qu’il éprouvait à son égard. La cour se trouva alors confrontée à une tâche délicate, considérant l’opinion de la majorité : on préférait rester où l’on était, et donc dans la sphère idirane, encore que la population fût loin d’être unanime sur ce point. En expédiant Horza sur le Monde de Schar avec ordre d’y demeurer plusieurs années – mais sans lui infliger d’autres sanctions –, le tribunal avait voulu donner à tout un chacun l’impression que son point de vue avait prévalu. Dans la mesure où cela n’entraîna aucun mouvement de révolte, où l’Académie resta au pouvoir et où les services des Métamorphes en furent plus sollicités que jamais depuis la formation de leur espèce unique, la Cour avait atteint son but.
En un sens, Horza avait eu de la chance. Il n’avait pas d’amis et n’exerçait d’ascendant sur personne ; ses parents étaient morts et son clan avait pratiquement disparu, puisqu’il en demeurait l’unique représentant. Les liens familiaux comptaient beaucoup dans la société Métamorphe, et, sans l’appui de parents ou de relations influents, Horza s’en était sans doute mieux tiré qu’il n’aurait pu l’espérer.
Il avait laissé les neiges du Monde de Schar refroidir quelque temps ses ardeurs, mais avant un an il partait déjà rallier le camp idiran afin de se battre avec lui contre la Culture, avant même qu’on prononce officiellement le mot « guerre » pour décrire la situation ; cette dernière évolution ne l’avait d’ailleurs pas dissuadé. Entre-temps, il avait eu une liaison avec l’une des quatre autres Métamorphes présents sur la planète, la dénommée Kiérachell, qui méprisait tout ce en quoi lui-même croyait mais qui l’avait aimé quand même, physiquement et spirituellement. En partant, il avait su qu’elle était bien plus malheureuse que lui. Il appréciait sa compagnie et avait de l’affection pour elle, mais ne ressentait rien de ce que les humains sont censés ressentir quand ils parlent d’amour ; et au moment du départ, il commençait juste à se lasser d’elle. À l’époque, il s’était dit : C’est la vie ; si je reste, je ne lui en ferai que plus de mal, c’est un peu pour son bien que je m’en vais. Mais ce qu’il avait lu dans ses yeux lors de leur dernière rencontre lui était longtemps resté sur le cœur.
Il avait appris qu’elle se trouvait toujours là-bas ; en repensant à elle, il s’était découvert des souvenirs attendris. Et plus il risquait sa vie, plus le temps passait, plus il avait envie de la revoir et plus il se sentait attiré vers un style de vie plus paisible, moins périlleux. Il s’était représenté la scène, le regard qu’elle aurait en le voyant de retour… Peut-être l’aurait-elle oublié ; peut-être entretenait-elle à présent des liens intimes avec l’un des autres Métamorphes. Mais Horza en doutait sincèrement ; pour lui, cette perspective ne représentait guère qu’une forme d’assurance sur l’avenir.