Yalson compliquait légèrement les choses, en quelque sorte, mais il s’efforçait de ne pas trop s’investir dans leur amitié ni leurs relations sexuelles, tout en sachant très bien qu’il en allait de même pour elle.
Il allait donc contrefaire Kraiklyn, dans la mesure du possible, ou au moins le tuer pour prendre sa place ; restait à espérer qu’il saurait passer outre les codes d’accès secrets de l’ordinateur de bord, ou contraindre quelqu’un d’autre à le faire à sa place. Alors il dirigerait la Turbulence Atmosphérique Claire vers le Monde de Schar, en tentant en chemin d’établir le contact avec les Idirans, et s’y poserait quoi qu’il arrive, en partant du principe que M. Maître-à-bord – c’était là le sobriquet que les Métamorphes de la base donnaient au Dra’Azon conservateur de la planète – le laisserait franchir la Barrière de la Sérénité après la vaine tentative des Idirans par le truchement de ce chuy-hirtsi évidé. Si possible aussi, il laisserait à la Compagnie une chance de s’en tirer.
Premier problème : à quel moment s’en prendre à Kraiklyn ? Horza espérait qu’une occasion se présenterait sur Vavatch, mais il lui était difficile de prévoir un plan, pour la bonne raison que Kraiklyn ne semblait pas l’avoir fait lui-même. Chaque fois qu’on lui avait posé des questions pendant le voyage, le commandant s’était contenté d’évoquer les « possibilités » que renfermait l’Orbitale, possibilités qui « ne manqueraient pas de s’offrir à eux » en raison de sa destruction imminente.
— Putain de menteur ! fit un soir Yalson alors qu’ils étaient à mi-chemin entre Marjoin et Vavatch.
Ils étaient étendus tous les deux dans leur nouvelle cabine ; l’obscurité régnait dans le vaisseau assoupi et une pression d’un demi-g environ les maintenait sur leur étroite couchette.
— Que veux-tu dire ? demanda Horza. Qu’en réalité, il ne va pas sur Vavatch ?
— Oh, si ! Ça ne fait pas de doute ; seulement, ce n’est pas pour ces mystérieuses « possibilités » d’opérations réussies. Ce qui l’intéresse, c’est le jeu de Débâcle.
— Quel jeu de Débâcle ? s’enquit Horza en se retournant vers elle dans la pénombre. (Les épaules nues de la jeune femme reposaient sur son bras à lui. Il en sentait le duvet velouté sur sa propre peau.) Tu veux dire, un jeu important ? Pour de vrai ?
— C’est ça. Avec pour enjeu l’Anneau lui-même. La dernière fois que j’en ai entendu parler, ce n’était qu’une rumeur, mais chaque fois que j’y repense elle devient un peu plus crédible. Vavatch présente toutes les garanties, pour peu qu’ils réussissent à réunir le quorum.
— Dernière partie avant l’Apocalypse, fit Horza en riant tout bas. À ton avis, Kraiklyn a l’intention de participer ou seulement d’y assister ?
— Je suppose qu’il tentera de jouer ; s’il est aussi bon qu’il le dit, il est bien possible qu’on l’admette dans la partie, en admettant qu’il puisse faire monter les enjeux. Il dit que c’est comme ça qu’il a gagné la TAC – pas dans une partie dont l’enjeu était carrément un Anneau, mais tout de même, il devait avoir des adversaires de taille si on en était à parier des vaisseaux spatiaux. Non, je crois que, s’il le fallait, il se contenterait de regarder. C’est pour ça que nous allons tous prendre ces petites vacances, j’en suis sûre. Il ira peut-être imaginer un quelconque prétexte, il fabriquera une opération de toutes pièces, mais la véritable raison, la voilà : le jeu de Débâcle. Soit il a entendu parler de quelque chose, soit il se fie à son intuition, mais c’est tellement évident, bon sang !
Elle se tut, et Horza sentit sa tête bouger sur son bras.
— Est-ce qu’il n’y a pas, parmi les habitués de l’Anneau, un certain…
— Ghalssel, si. (Horza sentit sa tête aux cheveux courts opiner, légère, contre la peau de son bras.) En effet, il sera là, s’il le peut. Celui-là préférerait faire exploser les moteurs de l’Avant-Garde plutôt que de manquer une partie importante de Débâcle ; et étant donné la tournure inquiétante que prennent les événements dans ce trou perdu, événements qui favorisent les opérations géniales du genre « On débarque, on rembarque », à l’heure qu’il est, il ne doit pas être bien loin. (Horza décela de l’amertume dans la voix de Yalson.) Pour ma part, je crois que c’est Ghalssel qui alimente les rêves érotiques de Kraiklyn. Il considère ce type comme un héros ; quel con !
— Yalson, lui dit-il à l’oreille en sentant son duvet lui chatouiller les narines, un : comment Kraiklyn pourrait-il avoir des rêves érotiques puisqu’il ne dort jamais, et deux : tu n’as jamais pensé qu’il avait pu poser des mouchards dans les cabines ?
Elle tourna brusquement la tête vers lui.
— Et alors, bordel ? Il ne me fait pas peur. Il sait que je suis parmi les plus fiables de l’équipe ; je tire bien, et je ne mouille pas ma culotte quand ça tourne au vinaigre. Je pense également que sur ce rafiot, Kraiklyn est et restera le mieux placé pour commander, et il le sait pertinemment. Ne te fais donc pas de souci pour moi. De toute façon… (Il sentit à nouveau bouger ses épaules et sa tête, et comprit qu’elle le regardait.) Si on me tirait dans le dos, tu te chargerais de régler le problème, non ?
L’idée ne lui en était jamais venue.
— Alors ? insista-t-elle.
— Mais… bien sûr, bien sûr.
Elle ne bougeait plus. Il entendait sa respiration.
— Tu le ferais, hein ? répéta Yalson.
Il la prit par les épaules. Sa peau était tiède, son duvet soyeux, et au-dessous, la chair et les muscles enveloppant son ossature délicate étaient solides et fermes au toucher.
— Oui, répondit-il. Je le ferais.
À ce moment-là seulement, il comprit qu’il était sincère.
Ce fut pendant ce laps de temps, entre Marjoin et Vavatch, que le Métamorphe apprit ce qu’il désirait savoir sur les commandes et les codes d’accès de la Turbulence Atmosphérique Claire.
Kraiklyn portait à l’auriculaire de la main droite une bague d’identité dont la signature électronique seule conditionnait le déblocage de certains accès protégés. Le contrôle du vaisseau dépendait d’une connexion-identité audiovisuelle : le visage de Kraiklyn était reconnu par l’ordinateur de bord, tout comme sa voix lorsqu’il se présentait à lui. C’était aussi simple que ça. Le navire avait jadis été pourvu d’un dispositif de protection par identification rétinienne, mais, tombé en panne longtemps auparavant, celui-ci avait été supprimé. Horza s’en réjouit. La contrefaçon de la rétine était une opération délicate et pleine de complications ; en plus d’un grand nombre d’autres facteurs, elle exigeait la production précautionneuse de cellules à effet laser autour de l’iris. Il était presque plus sensé de subir une transcription génétique totale, processus dans lequel l’ADN du sujet servait de modèle à un virus, qui ne laissait intact que le cerveau du Métamorphe et, sur option, ses gonades. Toutefois, ce ne serait pas nécessaire dans le cas de Kraiklyn.
Horza perça à jour les codes d’accès réservé du vaisseau en soutirant à l’Homme une leçon de pilotage. Kraiklyn afficha tout d’abord une certaine réticence, et Horza n’insista pas. En outre, après cette vaine requête, il accueillit en feignant l’ignorance les quelques colles informatiques que le commandant lui posa, l’air de rien. Sans doute convaincu qu’en apprenant à manier la TAC, Horza ne risquait pas de s’emparer du vaisseau, Kraiklyn céda et permit au Métamorphe de piloter manuellement l’appareil par l’intermédiaire de commandes assez primaires, en mode simulation et sous l’œil vigilant de Mipp, tandis que la TAC poursuivait sa route en autopilote à travers l’espace, en direction de Vavatch.