— Ici Kraiklyn, fit le haut-parleur du mess quelques heures après qu’ils eurent croisé le signal d’alarme annonçant la destruction prochaine de l’Orbitale par la Culture.
Le repas était terminé ; tous s’attardaient à table, occupés à boire ou à inhaler. Dorolow, elle, traçait le Cercle de la Flamme sur son front en disant la Prière d’Action de Grâces. L’écran affichait toujours la vaste Orbitale, à présent beaucoup plus grosse, dont la face éclairée l’emplissait presque entièrement ; néanmoins, on ne faisait plus que lui jeter de temps en temps un coup d’œil blasé. Toute la Compagnie était présente, à l’exception de Lénipobra et Kraiklyn lui-même. Lorsque le haut-parleur s’anima, ils échangèrent des regards ou reportèrent leur attention sur la source du son.
— Je nous ai trouvé du boulot. Je viens d’obtenir confirmation. Wubslin, tu vas préparer la navette. Je vous retrouve au hangar dans trois heures, heure du vaisseau, et tout le monde en combi. Ne vous faites pas de bile : cette fois, personne d’hostile. Cette fois, c’est vraiment « vous-savez-quoi et vous-savez-quoi ».
Le haut-parleur crépita puis se tut. Horza et Yalson s’entre-regardèrent.
— Tiens donc, lança Jandraligeli en se carrant dans son siège, les mains derrière la nuque. (Il adopta une expression pensive et les cicatrices de son visage s’en trouvèrent légèrement mises en relief.) Notre estimé chef a donc trouvé à employer nos maigres talents ?
— Pas intérêt à ce que ça soit dans un putain de temple, gronda Lamm en se grattant le crâne, à la racine des greffons-cornes.
— Comment voulez-vous qu’il y ait un temple sur Vavatch ? fit Neisin.
Un peu ivre, il parlait plus qu’à l’accoutumée. Lamm se tourna vers le petit homme assis à quelques places de lui, de l’autre côté de la table.
— Tu ferais mieux de dessoûler, vieux.
— Des navires de haute mer, lui dit Neisin en saisissant le cylindre à tétine posé devant lui. Y a rien que des putains de navires de haute mer géants là-bas. Pas le moindre temple.
Il ferma les yeux, renversa la tête en arrière et but.
— Il y a peut-être des temples à bord des navires, remarqua Jandraligeli.
— Et un putain d’ivrogne à bord de ce navire-ci, contra Lamm en fixant Neisin. (Celui-ci lui rendit son regard.) T’as intérêt à dessoûler vite fait, Neisin, poursuivit Lamm en le montrant du doigt.
— Bon, je vais faire un tour au hangar, dit Wubslin en se levant.
Sur ces mots, il sortit du mess.
— Je vais voir si Kraiklyn a besoin d’un coup de main, dit à son tour Mipp en partant dans la direction opposée et en franchissant une porte.
— Vous croyez qu’on peut déjà voir un de ces Mégavaisseaux ?
Aviger regardait à nouveau l’écran. Dorolow l’imita.
— Ne dis pas de conneries, répliqua Lamm. Ils ne sont tout de même pas si gros.
— Pour être gros, ils sont gros, reprit Neisin en hochant la tête dans son coin, le regard rivé à son petit cylindre. (Lamm le dévisagea, puis regarda tour à tour tous les autres et finit par secouer la tête.) Ouais, poursuivit Neisin, drôlement gros.
— En réalité, ils ne font pas plus de quelques kilomètres de long, soupira Jandraligeli. (Toujours enfoncé dans son siège, il continuait de prendre l’air pensif ; ses cicatrices ressortaient encore plus nettement.) Donc, on ne peut pas les voir de si loin. Mais ils sont tout de même d’une taille impressionnante, c’est indéniable.
— Et ils font sans arrêt le tour de l’Orbitale ? demanda Yalson.
Elle connaissait déjà la réponse, mais préférait faire parler le mondlidicien plutôt que supporter les disputes de Lamm et Neisin. Horza sourit. Jandraligeli acquiesça.
— Constamment. Il leur faut à peu près quarante ans pour boucler la boucle.
— Et ils ne font jamais escale ?
Jandraligeli la regarda en haussant les sourcils.
— Il leur faut déjà plusieurs années pour atteindre leur vitesse maximale, jeune dame. Ils pèsent quelque chose comme un milliard de tonnes. Non, ils ne s’arrêtent jamais ; ils tournent inlassablement en rond. Ils ont des paquebots pour les excursions, le transport de passagers et le ravitaillement, ainsi d’ailleurs que des appareils aériens.
— Saviez-vous, demanda Aviger en embrassant du regard les convives, ses coudes repliés reposant sur la table, qu’on pèse moins lourd à bord d’un Mégavaisseau ? C’est parce qu’ils vont en sens inverse de la rotation de l’Orbitale. (Il s’interrompit et fronça les sourcils.) À moins que ce ne soit le contraire.
— On s’en fout ! lança Lamm en secouant violemment la tête puis en se levant pour sortir.
Jandraligeli prit l’air encore plus soucieux.
— Très intéressant, commenta-t-il.
Dorolow sourit à Aviger et le vieil homme contempla ses compagnons en hochant la tête.
— Quoi qu’il en soit, déclara-t-il, c’est un fait.
— Bon !
Kraiklyn posa un pied sur la passerelle arrière de la navette et plaça ses mains sur ses hanches. Il était vêtu en tout et pour tout d’un short. Sa combinaison attendait derrière lui, prête à être enfilée, ouverte sur le devant comme une carapace d’insecte abandonnée.
— Comme je vous l’ai dit, on a du boulot. (Il marqua une pause et dévisagea les membres de sa Compagnie qui, éparpillés dans le hangar, se tenaient assis, debout ou appuyés sur leurs diverses armes.) On va attaquer un des Mégavaisseaux.
Nouvelle pause ; il attendait manifestement une réaction. Seul Aviger avait l’air surpris, et un tant soit peu excité ; les autres (auxquels manquaient Lénipobra, qui venait de se réveiller et se préparait tant bien que mal dans sa cabine, et Mipp, qui se trouvait toujours sur la passerelle) ne paraissaient pas très impressionnés.
— Bref, reprit Kraiklyn, irrité. Vous savez tous que la Culture va faire sauter Vavatch dans quelques jours. Les habitants en font sortir tout ce qu’ils peuvent, et les Mégavaisseaux sont à présent abandonnés, à part de rares équipes de récupération. Je pense que tout ce qui avait de la valeur a été évacué. Mais il y a un vaisseau, l’Olmédréca, où deux de ces équipes se sont affrontées. Un individu peu prudent a mis à feu une petite bombe atomique, et l’Olmédréca a un sacré trou dans la coque. Il est toujours à flot et continue à perdre de la vitesse mais, puisque la bombe a explosé par le travers et que le trou le fait fortement gîter, le navire suit une trajectoire courbe qui le rapproche du Mur-Limite. La dernière fois que j’ai intercepté une transmission à ce sujet, on ne savait pas encore s’il le percuterait avant le bombardement de la Culture, mais on n’a pas l’air de vouloir courir le risque, ce qui fait qu’il n’y a plus personne à bord.
— Et tu veux qu’on y débarque, fit Yalson.
— C’est ça. J’ai déjà été à bord de l’Olmédréca, et je crois savoir ce qu’ils auront oublié d’emporter, dans leur précipitation : les lasers de proue.
Quelques membres de la Compagnie échangèrent des regards sceptiques.