— Eh oui, les Mégavaisseaux ont des lasers de proue ; surtout l’Olmédréca. Autrefois, il parcourait certaines zones de la Mer Circulaire où beaucoup d’autres vaisseaux n’allaient pas, des endroits encombrés d’icebergs ou d’algues flottantes ; comme il n’était pas vraiment capable de manœuvrer pour se sortir de ces endroits-là, il fallait qu’il puisse détruire tout ce qui se présentait sur sa route, et donc disposer de la puissance de tir nécessaire. Les armements frontaux de l’Olmédréca feraient honte à cinq ou six cuirassés. Ce truc pouvait se frayer un chemin à travers un iceberg plus gros que lui et faire sauter des îles d’algues flottantes si grandes qu’on le croyait en train d’attaquer la Terre-Limite. Mon hypothèse – et elle ne se fonde pas sur du vent : j’ai lu entre les lignes des signaux émis par Vavatch – est que tout le monde a oublié l’existence de ces armements ; donc, on va aller s’en emparer.
— Et si le vaisseau heurte le Mur tant qu’on est à bord ? demande Dorolow.
Kraiklyn lui sourit.
— On n’est pas aveugles, si ? On sait bien où se trouve le Mur, et on sait où… Enfin, on verra où est l’Olmédréca. On descend jeter un œil, on voit si on a le temps, on récupère quelques lasers mineurs… Tu parles ! Un seul nous suffirait ! Je serai sur place aussi, vous savez, et je ne vais pas risquer ma peau si je vois le Mur-Limite se profiler à l’horizon, quand même !
— On prend la TAC ? interrogea Lamm.
— Pas dans l’atmosphère. L’Orbitale a une masse suffisante pour rendre le gauchissement problématique, et les moteurs à fusion seraient pris pour cible par les autodéfenses du Moyeu ; ils penseraient avoir affaire à des météorites ou je ne sais quoi. Non, on laissera la TAC à l’extérieur, sans personne à bord. Je peux toujours la contrôler à distance par l’intermédiaire de ma combi si les choses se gâtent. On utilisera le GCF de la navette ; les champs de force marchent à merveille sur les Orbitales. Ah, encore une chose, que je ne devrais d’ailleurs pas avoir à vous rappeler : une fois là-bas, n’essayez pas de vous servir de vos anti-g, d’accord ? L’antigravité compense la masse, non la rotation ; si vous sautiez par-dessus bord dans l’intention de contourner la proue par la voie des airs, vous prendriez un bain forcé.
— Qu’est-ce qu’on fera après avoir subtilisé le laser, en admettant que ton plan marche ? interrogea Yalson.
Kraiklyn eut un bref froncement de sourcils, puis haussa les épaules.
— La meilleure chose à faire est sans doute de se diriger vers la capitale, Évanauth ; c’est un port où on construisait les Mégavaisseaux, autrefois. Elle se trouve sur la terre ferme, bien sûr…
Il sourit en regardant quelques-uns de ses coéquipiers.
— Ouais, reprit Yalson, mais qu’est-ce qu’on fait une fois là-bas ?
— Eh bien…
Kraiklyn jeta un regard dur à la jeune femme, et Horza lui expédia un petit coup d’orteil dans le talon. Yalson tourna la tête vers le Métamorphe tandis que le commandant reprenait :
— On pourra peut-être utiliser les ateliers du port, qui se trouvent dans l’espace, sur la face inférieure d’Évanauth, pour monter le laser. Mais je suis persuadé que la Culture respectera le délai annoncé ; il est donc possible qu’on y aille seulement pour assister aux derniers jours de ce qui aura été un des ports d’escale les plus intéressants de la galaxie. À ses derniers jours, et à ses dernières nuits, ajouterai-je. (Kraiklyn consulta du regard quelques-uns des membres de l’assistance ; il y eut des rires, deux ou trois remarques fusèrent. Puis son sourire s’effaça et il revint à Yalson.) Ça peut s’avérer plutôt intéressant, tu ne crois pas ?
— Ouais, bon, d’accord. C’est toi le patron, Kraiklyn. (Yalson sourit, puis baissa la tête ; discrètement, elle souffla à Horza :) Devine où se tient la partie de Débâcle ?
— Mais ce grand navire, est-ce qu’il ne va pas percer le mur et causer la perte de l’Orbitale avant même que la Culture ait eu le temps de mettre sa menace à exécution ? demanda simultanément Aviger.
Kraiklyn eut un sourire condescendant et secoua la tête.
— Tu verras que les Murs-Limites savent encaisser ce genre de chocs.
— Ha ! Je l’espère ! fit Aviger en riant.
— Oui, eh bien ne t’en fais pas pour ça, le rassura le commandant. Et maintenant, que quelqu’un donne un coup de main à Wubslin pour une dernière tournée d’inspection de la navette. Je remonte sur le pont pour m’assurer que Mipp sait ce que j’attends de lui. Départ dans une dizaine de minutes.
Kraiklyn entra à reculons dans sa combinaison, la releva et introduisit ses bras dans les manches. Puis il attacha les principales boucles de poitrine, ramassa son casque et adressa un hochement de tête à la Compagnie en passant devant elle pour gagner l’escalier qui partait du hangar.
— Tu voulais le faire sortir de ses gonds ou quoi ? demanda Horza à Yalson, qui se retourna vers lui.
— Oh, je cherchais simplement à lui faire comprendre que j’ai des soupçons, qu’il ne me berne pas une seconde.
Wubslin et Aviger vérifiaient le bon fonctionnement de la navette. Lamm tripotait son laser. Jandraligeli restait immobile, adossé à la paroi près de la porte, les bras croisés et les yeux rivés au plafonnier, l’air de s’ennuyer profondément. Neisin parlait à voix basse à Dorolow, qui voyait en lui un éventuel futur converti au Cercle de la Flamme.
— D’après toi, c’est à Évanauth que se tiendra cette partie de Débâcle ? demanda Horza.
Il souriait. Le visage de Yalson semblait tout petit, ainsi encadré dans le grand col ouvert de sa combinaison. Très sérieux, aussi.
— Oui. Ce fourbe a certainement inventé toute cette opération à bord de ce machin, ce Mégabateau, là… À moi, il ne m’a jamais dit qu’il était déjà allé sur Vavatch. Foutu menteur. (Elle regarda Horza, puis lui donna un coup de poing dans le ventre – protégé par sa combinaison –, ce qui le fit rire et reculer d’un pas dansant.) Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ?
— Toi, répondit-il en éclatant de rire. Qu’est-ce que ça peut faire, s’il a envie de jouer à la Débâcle ? Tu n’arrêtes pas de dire qu’il est chez lui sur ce vaisseau, que c’est lui le patron et ainsi de suite, et pourtant tu ne veux pas le laisser s’amuser un peu, le pauvre.
— Mais aussi, pourquoi ne l’admet-il pas ouvertement ? fit Yalson en relevant brusquement le menton. Parce qu’il ne veut pas partager ses gains, voilà pourquoi. La règle veut qu’on partage tout ce qu’on gagne, en fonction de…
— Ma foi, si c’est ça, je le comprends un peu, raisonna Horza. S’il gagne à la Débâcle, c’est lui qui fait tout le travail. Nous n’avons rien à voir là-dedans.
— Ce n’est pas ça du tout ! hurla Yalson.
Les lèvres serrées, les mains sur les hanches, elle tapa du pied.
— Bon, d’accord, fit Horza en souriant. Alors, quand tu as parié sur moi le jour où je me suis battu contre Zallin, pourquoi n’as-tu pas redistribué aussitôt tes gains ?
— Ce n’est pas pareil…, répondit Yalson, exaspérée.
Puis ils furent interrompus.
— Hé ! Hé ! (Lénipobra dévala les marches menant au hangar au moment où Horza s’apprêtait à répliquer. Tous deux se tournèrent vers le jeune homme qui s’approchait d’eux par petits bonds tout en attachant ses gants aux poignets de sa combinaison.) V-v-vous avez vu ce message, tout à l’heure ? (Apparemment incapable de contenir son excitation, il ne cessait de se frotter les mains et de remuer les pieds.) G-grille de tir grade nova ! Extra ! Quel spectacle ! J’adooore la Culture. Ajoutez à ça un s-s-saupoudrage EAM – yahou !