Les niveaux inférieurs de la superstructure restaient invisibles sous les écharpes de brume qui enlaçaient l’océan, mais de ses ponts masqués s’élançaient de gigantesques tours et édifices de verre et de métal léger qui la dominaient à plusieurs centaines de mètres de hauteur. Apparemment indépendants les uns des autres, ils se mouvaient lentement, régulièrement, sur la surface plane de la couche nuageuse basse comme des pièces sur un jeu d’échecs sans fin et projetaient des ombres vagues, aqueuses, sur le sommet opaque du banc de vapeur tandis que le soleil du système de Vavatch perçait de ses rayons les formations nuageuses dérivant dix kilomètres plus haut.
En se déplaçant dans l’air, ces tours énormes laissaient derrière elles des volutes et des rubans de vapeur détachés du front de brume uniforme par le passage du grand vaisseau qui progressait en dessous. Par les petites trouées que pratiquaient dans la brume les tours et les structures supérieures, on apercevait le bas du navire : passerelles et promenades, arches solidaires d’un système à monorail, piscines et jardins arborés, et même quelques équipements, notamment de minuscules aéros et des meubles dignes d’une maison de poupée. L’œil et le cerveau embrassant la scène pouvaient, à cette altitude, discerner le renflement que dessinait le navire dans le matelas de brouillard – une légère élévation longue de quatre kilomètres sur près de trois de large en forme de feuille tronquée ou de pointe de flèche.
La navette descendit encore. Fenêtres miroitantes, ponts suspendus, terrains d’atterrissage, antennes, bastingages, ponts et marquises claquant au vent, les tours défilèrent, silencieuses et sombres, sur le côté de l’appareil.
— Ma foi, on dirait qu’il va falloir marcher un peu pour arriver jusqu’aux lasers de proue, les gars, fit Kraiklyn d’un ton pragmatique. Je ne peux pas passer là-dessous. Mais on est encore à une bonne centaine de kilomètres du Mur-Limite, donc on a tout le temps. Et de toute façon, le navire ne va pas tout droit vers le mur. Je vais poser l’appareil aussi près que possible.
— Et merde. Ça commence, fit Lamm. J’aurais dû m’en douter.
— Marcher des heures sous cette gravité, il ne manquait plus que ça, renchérit Jandraligeli.
— Énorme ! lança Lénipobra sans quitter l’écran des yeux. Gigantesque ! ajouta-t-il en hochant la tête.
Lamm se leva, écarta le jeune homme et se mit à marteler la porte de la cabine de pilotage.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Kraiklyn par le haut-parleur. Je cherche un endroit pour me poser. Si c’est toi, Lamm, tiens-toi tranquille.
Lamm fixa la porte, l’air tout d’abord surpris, puis fâché. Il eut un reniflement de mépris, puis regagna son siège en frôlant Lénipobra au passage.
— Salaud, marmotta-t-il ; puis il rabattit sa visière et la fit passer en mode miroir.
— Bon, reprit Kraiklyn, on atterrit.
Ceux qui étaient encore debout se rassirent, et au bout de quelques secondes, la navette heurta délicatement le sol. Les portes s’ouvrirent et laissèrent pénétrer une rafale d’air glacé. Ils sortirent sans hâte, en file indienne, et débouchèrent dans les vastes espaces dégagés du Mégavaisseau silencieux, stable comme le roc. Horza resta assis en attendant que tout le monde soit sorti, puis vit que Lamm le regardait. Alors il se leva et fit mine de s’incliner devant la silhouette en combinaison sombre.
— Après toi.
— Non, rétorqua Lamm. Après toi.
Il indiqua d’un mouvement de tête les portes grandes ouvertes. Horza quitta la navette, Lamm sur ses talons. Lamm tenait toujours à sortir en dernier ; il disait que cela lui portait chance.
Ils se tenaient sur un terrain d’atterrissage pour aéros, au pied d’une grande tour rectangulaire qui pouvait avoir soixante mètres de haut. Ses paliers successifs s’élançaient dans le ciel tandis qu’à l’avant et de chaque côté du terrain d’atterrissage, au-dessus de la masse nuageuse, la présence du vaisseau était signalée par des tours et des renflements divers ; quant à savoir où le navire s’arrêtait, sans le recul de l’altitude c’était impossible. Ils ne voyaient même pas l’endroit où avait explosé la bombe atomique ; aucune inclinaison d’ensemble, pas la moindre vibration confirmant qu’ils se trouvaient bien sur un navire endommagé embarqué sur l’océan, et non dans une ville déserte parsemée de nuages mouvants.
Horza alla rejoindre les autres près d’un muret de retenue, à la limite du terrain ; il distingua non sans mal un pont situé vingt mètres plus bas et qui apparaissait occasionnellement à la faveur d’une trouée dans la brume. Plus bas encore, des bandes de vapeur décrivaient de longues vagues sinueuses qui révélaient et masquaient tour à tour un pont agrémenté par endroits de petits buissons ; çà et là on apercevait des auvents, des sièges et de petites constructions en forme de tente. Le tout avait l’air abandonné, désolé, comme une station balnéaire en hiver, et Horza frissonna dans sa combinaison. Devant eux se devinaient, à un kilomètre environ, quelques tours squelettiques et peu élevées qui perçaient la brume, non loin de la proue encore invisible.
— Manifestement, on va s’enfoncer de plus en plus profondément dans le brouillard, remarqua Wubslin en tendant le doigt vers l’avant.
Une formidable paroi nuageuse se dressait dans les airs, d’un bord de l’horizon à l’autre, plus haute que toutes les tours du Mégavaisseau, et leur renvoyait la clarté de plus en plus vive du jour.
— Ça se dissipera peut-être quand la température s’élèvera, fit Dorolow d’un ton peu convaincu.
— Si on y pénètre, on peut dire adieu aux lasers, dit Horza en se détournant de ses compagnons pour regarder en direction de la navette, où Kraiklyn s’entretenait avec Mipp (ce dernier avait ordre de monter la garde près de l’appareil tandis que les autres tentaient de gagner la proue). Étant donné qu’on n’a pas de radar, il faudra redécoller avant de s’enfoncer dans la brume.
— Peut-être…, commença Yalson.
— Bon, je vais jeter un coup d’œil en bas, annonça Lénipobra en rabattant sa visière et en posant une main sur le parapet.
Horza se retourna vers lui. Le jeune homme agita la main.
— Rendez-vous à la p-p-proue ! Yahou !
Puis il sauta avec agilité par-dessus le parapet et se laissa tomber vers le pont situé cinq étages plus bas. Horza voulut crier et se précipiter pour retenir le jeune homme, mais, comme les autres, il avait compris trop tard ce qu’allait faire Lénipobra.
En une seconde il avait sauté et disparu de l’autre côté.
— Non !
— Léni… !
Ceux qui ne se penchaient pas déjà par-dessus le parapet accoururent ; la petite silhouette tournoyait. En la voyant, Horza se prit à espérer que Lénipobra pourrait se rattraper, se stabiliser, bref, faire quelque chose. Son cri s’éleva dans les casques lorsqu’il fut parvenu à une dizaine de mètres du pont inférieur, et s’interrompit net au moment où, bras et jambes écartés, le jeune homme s’écrasa sur la bordure d’un jardinet. Il rebondit mollement, retomba à un mètre de là, sur le pont, et s’immobilisa.
— Oh, mon Dieu…
Neisin s’assit brusquement, ôta son casque et appliqua ses mains sur ses yeux. Dorolow baissa la tête et entreprit à son tour de défaire son casque.
— Qu’est-ce que c’était que ce cri ?
Kraiklyn venait en courant de la navette, Mipp sur ses talons. Horza était toujours penché par-dessus le parapet et fixait obstinément le petit pantin désarticulé qui gisait en tas au niveau en dessous. Les volutes de brume s’épaissirent momentanément autour de lui.