— Lénipobra ! Lénipobra ! cria Wubslin dans le micro de son casque.
Yalson se détourna et jura à voix basse, après avoir pris bien soin d’éteindre son intercom transmetteur. Aviger restait planté là, tout tremblant, blême derrière sa visière. Kraiklyn s’arrêta devant le parapet, dérapa puis se pencha par-dessus bord.
— Léni… ? (Il les regarda les uns après les autres.) Est-ce que c’était… ? Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’essayait-il de faire ? Si l’un d’entre vous s’est amusé à…
— Il a sauté, coupa Jandraligeli d’une voix mal assurée. (Il essaya de rire.) Je suppose que de nos jours, les jeunes ne savent plus distinguer la gravité de la rotation du cadre de référence.
— Il a sauté ? hurla Kraiklyn. (Il agrippa Jandraligeli par le col de sa combinaison.) Comment a-t-il pu faire une chose pareille ? Je vous avais pourtant bien dit que les anti-g ne marcheraient pas ! Je vous l’ai dit à tous, quand nous étions dans le hangar…
— Lénipobra était en retard, s’interposa Lamm. (Il donna un coup de pied dans le mince revêtement métallique du parapet, sans réussir à l’abîmer.) Ce petit crétin était en retard. Et pas un d’entre nous n’a pensé à l’avertir.
Kraiklyn lâcha Jandraligeli et se retourna vers le reste de la Compagnie.
— C’est la vérité, déclara Horza. (Il secoua la tête.) Je n’y ai pas pensé. Et les autres non plus. Lamm et Jandraligeli se sont même plaints devant lui, dans la navette, de devoir marcher jusqu’à la proue, et vous l’avez dit vous-même, mais il n’a sans doute pas entendu. (Un haussement d’épaules.) Il était tellement excité !
— On s’est tous plantés, ajouta Yalson d’une voix chargée d’émotion.
Elle avait rallumé son communicateur. L’espace d’un instant, personne ne dit plus rien. Kraiklyn resta là à les dévisager, puis alla poser les deux mains sur le parapet et regarda en bas. Wubslin l’imita.
— Léni ? lança-t-il dans son communicateur.
Sa voix ne tremblait pas.
— Chicel-Horhava. (Dorolow fit le signe de la Flamme, ferma les yeux et ajouta :) Gente dame, prends cette âme et accorde-lui la paix.
— Des conneries, tout ça !
Lamm jura et tourna les talons. Puis il entreprit de tirer au laser sur le haut des tours qui les surplombaient.
— Dorolow, ordonna Kraiklyn. Wubslin, Yalson et toi vous descendez voir ce que… Ah, merde ! (Il fit demi-tour.) Enfin, allez-y, quoi. Mipp, tu leur donnes une corde, ou le médikit, bref. Nous autres…, nous nous dirigeons vers la proue, d’accord ? (Il les regarda d’un air de défi.) Vous avez peut-être envie de tout arrêter, mais dans ce cas, il sera mort pour rien.
Yalson s’en alla de son côté en éteignant à nouveau son transmetteur.
— Autant y aller, déclara Jandraligeli. Vous ne trouvez pas ?
— Non, répondit Neisin. Moi, je reste à la navette. (Sur quoi il s’assit, le menton sur la poitrine, son casque posé à côté de lui sur le pont.) Ne comptez pas sur moi. Ça non. Ça me suffit pour aujourd’hui. Je reste là.
Kraiklyn consulta Mipp du regard, puis lui désigna Neisin.
— Occupe-toi de lui. (Puis il se retourna vers Dorolow et Wubslin.) En route. On ne sait jamais ; on peut peut-être encore faire quelque chose. Yalson, tu les accompagnes.
Cette dernière ne regardait pas le commandant, mais revint tout de même emboîter le pas à Wubslin et à l’autre femme, qui partirent en quête d’un accès au pont inférieur.
Soudain le sol trembla, et tous sursautèrent. En se retournant, ils aperçurent la silhouette de Lamm qui, sur fond de nuages lointains, tirait en l’air en visant les poutrelles des pistes-aéros situées cinq ou six ponts plus haut ; le rayon invisible émis par son arme faisait naître des langues de flamme tout autour du métal torturé. Une deuxième piste céda et tomba en tournoyant comme une gigantesque carte à jouer avant de s’écraser sur leur pont avec un bruit sourd qui le fit à nouveau frémir.
— Lamm ! explosa Kraiklyn. Ça suffit !
L’homme en combinaison noire dont le fusil restait pointé en l’air fit semblant de ne pas l’avoir entendu ; Kraiklyn leva à son tour son lourd fusil-laser et pressa la détente. À cinq mètres en avant de Lamm, une portion du pont se détacha dans une gerbe de flammes et de métal rougeoyant, se souleva puis retomba en laissant échapper une bouffée de gaz qui fit vaciller Lamm et manqua le renverser. L’homme recouvra son équilibre mais resta où il était ; même à cette distance, on voyait bien qu’il tremblait de rage. Kraiklyn le tenait toujours en joue. Puis Lamm se redressa, remit son arme à l’épaule et revint vers eux d’un pas nonchalant, comme s’il ne s’était rien passé. Les autres se détendirent quelque peu.
Kraiklyn leur donna l’ordre de se regrouper et ils se mirent en marche en suivant le même chemin que Dorolow, Yalson et Wubslin, c’est-à-dire vers l’intérieur de la tour et le large escalier en spirale recouvert d’un tapis qui allait se perdre, majestueux, dans les entrailles du Mégavaisseau Olmédréca.
— Aussi mort qu’un fossile, fit la voix amère de Yalson dans les haut-parleurs de leurs casques lorsqu’ils furent parvenus à mi-hauteur. Aussi mort qu’un putain de fossile !
En croisant les trois autres sur le chemin de la proue, ils virent que Yalson et Wubslin attendaient auprès du corps que Mipp leur fasse descendre une corde au moyen d’un treuil. Dorolow, elle, priait.
Ils traversèrent l’étage où était venu mourir Lénipobra, s’enfoncèrent dans la brume et longèrent une étroite passerelle cernée de part et d’autre par le vide.
— Pas plus de cinq mètres, les rassura Kraiklyn en se servant du radar à aiguille léger compris dans sa combinaison Rairch pour sonder les profondeurs emplies de vapeur qui s’ouvraient sous leurs pieds.
À mesure qu’ils progressaient, la brume se dissipait ; ils remontèrent vers un pont supérieur à présent parfaitement dégagé, puis redescendirent par un escalier extérieur débouchant sur une série de passages. Un soleil indistinct leur apparut à plusieurs reprises, disque rouge tantôt vif, tantôt terne. Ils traversèrent des étages entiers, contournèrent des piscines, croisèrent des promenades et des terrains d’atterrissage, rencontrèrent des tables et des chaises, s’enfoncèrent sous des bosquets d’arbres et passèrent sous des marquises, des arcades et des arches. Ils distinguaient à travers la brume des tours au-dessus de leurs têtes, et sondèrent une ou deux fois du regard des puits creusés au cœur du vaisseau, eux-mêmes bordés de ponts et de zones à ciel ouvert ; tout en bas, on entendait la mer. Le fond de ces colossales cuvettes, tapissé de volutes de brume, évoquait un breuvage irréel.
Ils s’arrêtèrent devant une rangée de petits véhicules à roues, équipés de sièges mais dépourvus de portières, auxquels des auvents striés de couleurs gaies tenaient lieu de toit. Kraiklyn regarda autour de lui afin de s’orienter. Wubslin essaya de faire démarrer les petites voitures, mais aucune n’était en état de marche.
— Deux itinéraires possibles, déclara le commandant en fronçant les sourcils, le regard dirigé vers l’avant.
L’espace d’une seconde, le soleil resplendit et stria d’or la vapeur qui les enveloppait de tous côtés. Sous leurs pieds se dessinèrent alors des lignes délimitant un terrain de jeu quelconque. Une tour réussit à s’extraire du brouillard environnant, et les boucles et tourbillons de brume se mirent à bouger comme d’immenses bras pour finir par masquer à nouveau le soleil. L’ombre de la tour se découpa sur le sol de l’allée.