— Il ne peut pas percer le brouillard, voilà ce qui ne va pas.
— Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de… Attends, qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Horza s’immobilisa et sentit quelque chose lui nouer le ventre. Lamm continua à s’éloigner dans le couloir.
— Il me signale ce gros nuage, là, droit devant nous et à environ un demi-K de hauteur. (Kraiklyn rit.) Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le Mur-Limite ; je vois bien que c’est un nuage, et il est plus près de nous que ne l’annonce le radar.
— Quelle est votre position, au juste ? s’interposa Dorolow. Vous avez trouvé des lasers ? Et la porte dont vous parliez ?
— Non, c’est seulement un solarium, quelque chose comme ça.
— Kraiklyn ! cria Horza. Tu es sûr de ce qu’indique le radar ?
— Mais oui. L’aiguille dit…
— Pour un solarium, y a pas beaucoup de soleil…, coupa une voix comme par accident, comme si son propriétaire ignorait que son transmetteur fonctionnait.
Horza sentit la sueur perler sur son front. Quelque chose clochait.
— Lamm ! hurla-t-il. (À trente mètres de lui, ce dernier tourna la tête en arrière sans s’arrêter.) Reviens !
L’autre s’immobilisa.
— Horza, je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir de…
— Kraiklyn ! (Cette fois, c’était la voix de Mipp qui appelait de la navette.) Il y avait d’autres gens ici. Je viens de voir un appareil décoller derrière nous ; ils sont partis, maintenant.
— O.K., merci, Mipp, répondit calmement le commandant. Écoute, Horza. Vues d’ici, les proues où vous vous trouvez viennent de pénétrer dans le nuage ; ce qui prouve que c’en est bien un… Enfin merde, quoi ! Tout le monde voit bien que c’est un nuage ! Alors ne…
Le navire trembla sous les pieds de Horza, qui chancela. Lamm le regarda, interloqué.
— Vous avez senti ça aussi ? cria Horza.
— Senti quoi ? répondit Kraiklyn.
— Kraiklyn ? (De nouveau Mipp.) Je vois quelque chose qui…
— Lamm ! Reviens ! hurla le Métamorphe, dont le micro de casque retransmit l’appel.
Lamm regarda autour de lui. Horza crut déceler une vibration constante dans le sol sous ses pieds.
— Alors, senti quoi ? insista Kraiklyn qui commençait à s’énerver.
— Moi, j’ai cru sentir quelque chose, intervint Yalson. Ce n’était pas très fort, mais… Écoutez, ces engins ne sont pas censés… pas censés…
— Kraiklyn, pressa Mipp. Il me semble voir…
— Lamm !
Horza battait à présent en retraite dans le long corridor en forme de tunnel.
Mais l’autre, l’air hésitant, ne bougeait pas.
Horza percevait un son, un étrange grondement ; cela lui rappelait un moteur à réaction ou un propulseur à fusion entendus de très loin, mais ce n’était pas exactement ça. Il sentait aussi quelque chose sous ses pieds – il y avait toujours cette vibration, mais aussi une force qui s’exerçait et qui semblait l’attirer vers l’avant, en direction de Lamm et des proues, comme s’il était pris dans un champ assez faible, ou bien comme…
— Kraiklyn ! vociféra Mipp. Je t’assure ! Je le vois ! Je… Tu… Je suis…, bafouilla-t-il.
— Bon, tu vas te calmer, oui ?
— Je sens quelque chose…, commença Yalson.
Horza fit demi-tour et se mit à remonter le couloir en courant. Lamm, qui faisait justement mine de rebrousser chemin, s’arrêta et posa les mains sur les hanches en voyant son compagnon s’éloigner de lui au pas de course. Un lointain rugissement emplissait les airs, tel le bruit d’une majestueuse chute d’eau perçu du fond d’un profond ravin.
— Moi aussi, c’est comme si…
— Pourquoi Mipp criait-il comme ça ?
— On est en train de s’écraser ! hurla Horza sans ralentir le rythme.
Le mugissement était de plus en plus rapproché, de plus en plus sonore.
— De la glace ! (La voix de Mipp.) Je viens vous chercher avec la navette. Courez ! C’est un mur de glace ! Neisin ? Où es-tu ? Neisin ! J’ai…
— Quoi !
— DE LA GLACE ?
Le vrombissement s’accrut ; tout autour de Horza, les parois du corridor se mirent à grincer. Quelques panneaux de plafond craquèrent et tombèrent par terre devant lui. Une portion de mur s’ouvrit d’un seul coup, comme une porte, et le Métamorphe faillit s’y engouffrer par mégarde. Le vacarme lui emplissait les oreilles.
Lamm tourna la tête et vit derrière lui se rapprocher l’extrémité du couloir ; toute la section finale du tunnel se refermait dans un grincement déchirant et avançait vers lui à la vitesse d’un homme au pas de course. Il fit feu, mais la muraille mouvante continua d’avancer ; la fumée envahit le corridor. Il jura, fit volte-face et se rua vers Horza.
À présent, des hurlements s’élevaient de toutes parts. De toutes petites voix babillaient aux oreilles de Horza, qui n’entendait plus que ce grondement de tonnerre derrière lui. Sous ses pieds le pont se soulevait et vibrait, comme s’il ne se trouvait pas à bord d’un gigantesque navire mais dans un immeuble ébranlé par un tremblement de terre. Les plaques recouvrant les parois du couloir se détachaient à leur tour ; le sol se surélevait par endroits. De nouveaux panneaux éclatèrent au plafond avant de tomber en pluie. Et cette force insidieuse qui ne cessait de le tirer vers l’arrière, de ralentir son allure comme s’il évoluait dans un rêve… Enfin il déboucha à l’air libre et entendit Lamm arriver non loin derrière lui.
— Kraiklyn, crétin de salaud de fils de pute ! s’époumonait ce dernier.
Les voix lui carillonnaient aux oreilles. Son cœur battait à grands coups. Il mettait toutes ses forces dans chacune de ses enjambées, mais le grondement se rapprochait sans cesse, toujours plus présent. Il repassa devant les salons où voletaient les pans de tissu précieux ; le plafond des appartements commençait à céder, le pont s’inclinait. L’holosphère roulait de-ci, de-là et rebondissait par les fenêtres qui s’effondraient à leur tour. À côté de Horza, une écoutille explosa sous la poussée de l’air pressurisé qui s’échappait et des débris violemment projetés. Sans cesser de courir, il se protégea comme il put mais sentit des échardes se planter dans sa combinaison. Les soubresauts du pont le faisaient déraper. Il entendait les pas de Lamm marteler le sol derrière lui. L’homme continuait de clamer par l’intercom des insultes destinées à Kraiklyn.
Et toujours derrière lui ce vrombissement de cataracte ou d’avalanche de rochers, cette explosion continue, cette éruption volcanique… Il avait mal aux oreilles, la tête lui tournait, il se sentait étourdi par le vacarme insoutenable. Un alignement de fenêtres percées dans la paroi qui lui faisait face vira au blanc, puis explosa dans sa direction ; une volée de particules solides atteignit sa combinaison par petits nuages successifs. Il rentra la tête dans les épaules et fonça vers la porte. Lamm hurlait toujours à pleins poumons :
— Salaud ! Salaud ! Salaud !
— … s’arrête pas !
— … par ici !
— La ferme, Lamm !
— Horzaaaa… !
Un tumulte incessant de voix. Il y avait à présent un tapis sous ses pieds ; il se trouvait dans un couloir spacieux. Des portes battaient, les lustres du plafond frémissaient. Soudain, une trombe d’eau se déversa dans le couloir, à vingt mètres devant lui et, l’espace d’une seconde, il se crut parvenu au niveau de la mer ; mais il savait bien que c’était impossible. En dépassant l’endroit d’où avait surgi la vague, il la vit et l’entendit bouillonner, gargouiller au fond d’une cage d’escalier en colimaçon ; d’autre part, seuls quelques filets d’eau dégouttaient du plafond. L’attraction créée par la lente décélération du navire semblait maintenant moindre, mais le fracas continuait de résonner autour de lui. Il sentait faiblir ses forces et courait, hébété, en s’efforçant de garder son équilibre tandis que le couloir tressautait et se déformait de toutes parts. Un courant d’air venait maintenant à sa rencontre ; des bouts de papier et de plastique voletaient çà et là comme des oiseaux bariolés.