— … salaud, salaud, salaud…
— Lamm…
Devant lui il voyait la lumière du jour par les larges baies vitrées d’une véranda. Il franchit d’un bond une rangée de plantes en pot et atterrit au beau milieu d’un groupe de sièges pliants disposés autour d’une petite table, qu’il brisa en mille morceaux.
— … salaud de crétin de…
— Lamm, ferme-la ! (C’était la voix de Kraiklyn.) On n’entend pas…
Les baies vitrées devinrent toutes blanches, se craquelèrent comme des pans de glace et explosèrent vers l’extérieur. Horza plongea par l’ouverture ainsi pratiquée et se retrouva sur le pont, de l’autre côté, parmi les gravats épars. Derrière lui, le haut et le bas des baies en miettes commencèrent à se rapprocher lentement, telle une gigantesque bouche.
— Espèce de salaud ! Espèce d’enc…
— On change de canal, bordel ! On passe sur…
Horza glissa sur un tesson de verre et faillit tomber.
Seule la voix de Lamm résonnait à présent dans son casque, lui emplissant les oreilles de jurons dont la plupart se perdaient dans le vacarme du naufrage qui n’en finissait pas de rugir dans son dos. Horza jeta un regard en arrière l’espace d’une fraction de seconde, juste le temps de voir Lamm se jeter entre les mâchoires qui se refermaient ; il déboula sur le pont en virevoltant, tomba, se releva sans lâcher son arme. Horza avait déjà détourné les yeux. Ce fut à ce moment-là seulement qu’il se rendit compte que son arme à lui n’était plus là ; il avait dû la laisser tomber, mais il ne savait plus ni où ni quand.
Le Métamorphe ralentit l’allure. Il avait beau être en pleine forme physique, la gravité artificielle de Vavatch et sa combinaison mal adaptée le handicapaient sérieusement.
Sans cesser de courir, en proie à une espèce de transe, inspirant et expirant la bouche grande ouverte, il s’efforça d’imaginer la distance qui les séparait de la proue au moment où ils avaient fait demi-tour, et le laps de temps pendant lequel la masse colossale du navire serait susceptible de comprimer sa partie avant tandis que ses milliards de tonnes s’enfonçaient comme un bélier dans ce qui devait être – s’il emplissait réellement la totalité du nuage – un formidable iceberg tabulaire.
Horza percevait comme dans un rêve la présence du navire alentour, tout environné de nuages et de brume mais illuminé d’en haut par une nappe de soleil dorée. Les tours et les spires ne semblaient pas affectées par la catastrophe : l’ensemble de la structure titanesque continuait de glisser vers le mur de glace, poussé par l’inertie de sa propre masse. Horza croisa des terrains de jeux, des tentes argentées gonflées par le vent, puis un tas d’instruments de musique. Devant lui se dressait une gigantesque paroi où s’étageaient d’autres ponts, et au-dessus de sa tête oscillaient dangereusement des passerelles dont les étais, qui plongeaient vers l’avant du navire, hors de la vue du Métamorphe, se rapprochaient progressivement de la vague de destruction qui les avalait au fur et à mesure. Sous ses yeux, sur un côté, il vit le sol s’enfoncer brusquement dans un néant brumeux. Le plancher se mit à s’élever doucement sous ses pieds, sur une quinzaine de mètres ; il dut gravir tant bien que mal une pente de plus en plus raide. Sur sa gauche, un pont suspendu s’écroula et ses câbles de soutien s’envolèrent ; il fut englouti par la brume dorée, et le bruit de sa chute se perdit dans le fracas assourdissant. Horza se sentit glisser sur le pont à présent incliné. Il perdit l’équilibre, se reçut lourdement sur le dos et se retourna pour regarder en arrière.
Le Mégavaisseau se jetait contre une muraille de pure blancheur plus haute que la plus haute de ses spires, et s’anéantissait dans un bouillonnement de débris et de glace. On aurait dit la plus imposante vague de tout l’univers, moulée et sculptée dans un tas de ferraille jetée au rebut. Et sur le devant, sur les côtés, sur le dessus et dans son corps même, des cascades de glace et de neige scintillantes qui se détachaient de la falaise d’eau gelée pour s’abattre ensuite comme de grands voiles lents. Horza contempla le tout, puis commença à glisser le long de la pente, vers la scène du désastre. À sa gauche, une très haute tour s’effondrait petit à petit, et s’inclinait vers le surgissement de métal comprimé comme un esclave devant son maître. Horza sentit un cri naître dans sa gorge en voyant ces ponts, ces rambardes, ces parois, ces murs et ces encadrements de porte qu’il venait à peine d’emprunter se recroqueviller et se pulvériser tout en se rapprochant sans cesse de lui.
Il roula sur lui-même en écrasant sous son poids des éclats et des tessons mouvants, pour rejoindre le bastingage animé de sursauts ; il agrippa la rambarde, exerça une traction des deux bras, balança ses jambes et sauta.
Il fit un tour complet sur lui-même et se rétablit en tombant lourdement sur le sol métallique incliné du pont étroit situé juste en dessous. Il se releva tant bien que mal, inspira entre ses dents et déglutit, luttant pour retrouver une respiration normale. Là aussi le pont était en train de se soulever, mais le point de rupture se trouvait entre lui et le formidable surgissement de métal grinçant ; il perdit pied et glissa le long de la pente tandis que, derrière lui, le pont saillait brusquement. Le métal se déchirait tout autour de lui, des poutrelles s’abattaient sur le pont supérieur comme des os brisés perçant la peau. Il avait devant lui une volée de marches montant vers le niveau qu’il venait de quitter, mais aboutissant à un endroit dont le sol était encore à l’horizontale. Il y grimpa avec peine, mais juste à ce moment-là ce pont s’inclina à son tour par rapport à la vague de métal broyé tandis que sa partie avant s’élevait et se froissait sous la pression.
Il dévala la pente ; l’eau des bassins ornementaux cascadait tout autour de lui. Il atteignit une nouvelle série de marches, et se hissa vers l’étage au-dessus.
Il se sentait la poitrine et la gorge emplies de charbons ardents, les jambes en plomb fondu, et devait constamment lutter contre l’attraction cauchemardesque qui s’exerçait dans son dos et cherchait à l’entraîner vers le site de la catastrophe. Chancelant, haletant, il parvint enfin en haut de l’escalier, qui débouchait à côté d’une piscine vide entièrement disloquée.
— Horza ! hurla quelqu’un. C’est toi ? Horza ! Ici Mipp ! Lève la tête !
Horza obtempéra et découvrit, perdue dans la brume quelque trente mètres au-dessus de lui, la navette de la TAC. Il voulut agiter le bras et faillit en perdre l’équilibre. L’appareil descendait vers lui à travers le brouillard ; ses portes étaient en train de s’ouvrir. Puis elle s’immobilisa dans les airs juste au-dessus du pont immédiatement supérieur.
— J’ai ouvert les portes ! Monte ! cria Mipp.
Horza essaya de répondre, mais ne réussit qu’à émettre une sorte de chuintement rauque ; il continua d’avancer d’un pas défaillant, avec la sensation que les os de ses jambes s’étaient transformés en gelée. Sa lourde combinaison se cognait partout, ses pieds dérapaient sur le verre brisé jonchant le pont qui résonnait sous ses bottes. Mais il lui restait encore quelques marches pour rejoindre l’étage de la navette.
— Dépêche-toi, Horza ! Je ne peux pas rester là indéfiniment !
Il se jeta dans l’escalier et grimpa en s’aidant de ses mains. L’appareil oscillait, pivotait : tantôt les portes arrière se présentaient devant lui, tantôt elles s’éloignaient. Sous ses pas, l’escalier frémit ; le vacarme s’amplifia, plein de cris et de bruits de chute. Une autre voix lui hurlait aux oreilles, mais il ne distinguait pas les mots. Une fois en haut, il tomba à plat ventre sur le pont et rampa précipitamment vers la passerelle de la navette, qui ne se trouvait plus qu’à quelques mètres de lui. Déjà il distinguait les sièges, les lumières intérieures, et le cadavre de Lénipobra tassé dans un coin.