— Je ne peux plus attendre ! J’ai…, vociféra Mipp par-dessus le hurlement du métal broyé et le concert de voix terrifiées.
La navette commença à s’élever dans les airs. Horza se rua en avant.
Ses mains agrippèrent le rebord de la passerelle juste au moment où l’appareil parvenait au niveau de son torse. Il se sentit soulevé et se retrouva suspendu par les bras, avec sous les yeux le ventre du fuselage.
— Horza ! Horza ! Pardon ! sanglotait Mipp.
— Je suis là ! cria-t-il d’une voix rauque.
— Quoi ?
La navette s’élevait toujours, croisant en chemin des ponts, des tours, et le mince tracé horizontal des monorails. Les doigts gantés de Horza, accrochés au rebord de la passerelle, supportaient tout son poids ; ses bras lui faisaient atrocement mal.
— Je suis suspendu à la passerelle !
— Espèce de salauds ! cria une autre voix.
C’était Lamm. La passerelle commença à se refermer, avec une secousse qui faillit forcer Horza à lâcher prise. Ils étaient alors à cinquante mètres de hauteur et continuaient de monter. Il vit la partie supérieure de la porte descendre en direction de ses doigts.
— Mipp ! Ne ferme pas la porte ! Laisse la passerelle dans cette position, je vais essayer d’entrer.
— O.K., répondit promptement ce dernier.
La passerelle cessa de se rabattre vers le fuselage et s’immobilisa en formant un angle de vingt degrés par rapport à celui-ci. Horza entreprit de se balancer latéralement. Soixante-dix, quatre-vingts mètres maintenant ; ils tournaient le dos à la vague de destruction et s’en éloignaient lentement.
— Salaud de moricaud ! Reviens ! hurla Lamm.
— Je ne peux pas, Lamm ! cria Mipp. Je ne peux pas ! Tu es trop près !
— Ordure ! éructa Lamm.
Des éclats lumineux se mirent à palpiter autour de Horza. Le dessous de la navette s’enflamma en dix endroits à la fois sous l’impact des tirs de laser. Quelque chose heurta violemment le pied gauche du Métamorphe au niveau de la semelle et il sentit dans sa jambe droite un tressautement accompagné d’une vive douleur.
Mipp poussait des hurlements incohérents. La navette gagna de la vitesse en revenant survoler le Mégavaisseau pour le retraverser en diagonale. L’air circulait furieusement autour de Horza et détachait progressivement ses doigts du rebord.
— Mipp ! Ralentis !
— Salaud ! hurla à nouveau Lamm.
La brume s’embrasa : un éventail de rayons s’y épanouit durant une fraction de seconde, puis le tir-laser changea de direction et la navette s’entoura encore une fois d’une gerbe d’étincelles tandis que cinq ou six explosions mineures survenaient à l’avant, au niveau du nez de l’appareil. Mipp poussa un ululement. Leur vitesse s’accrut. Horza s’efforçait toujours de lancer une jambe par-dessus le plan incliné de la passerelle, mais ses doigts contractés dans ses gants glissaient sur sa surface rugueuse à mesure que son corps était entraîné par le courant d’air vers l’arrière de l’appareil en pleine accélération.
Lamm émit un nouveau hurlement – un son aigu, gargouillant, qui vrilla le crâne de Horza comme une décharge d’électricité ; le cri s’interrompit abruptement et fut brièvement remplacé par une série de craquements secs.
La navette survolait rapidement la surface du Mégavaisseau de plus en plus comprimé, à une centaine de mètres d’altitude. Horza sentait ses forces l’abandonner. Il contempla par sa visière l’intérieur de l’appareil, distant de quelques mètres à peine, mais dont il s’éloignait millimètre par millimètre.
Un éclair illumina l’habitacle, qui s’emplit ensuite d’une violente clarté blanche, aveuglante, insoutenable. Horza ferma instinctivement les yeux et un flamboiement jaune traversa ses paupières. Les haut-parleurs de son casque émirent subitement un son perçant, inhumain, tel un hennissement de machine, qui cessa d’un seul coup. La lumière décrut progressivement. Le Métamorphe rouvrit les yeux.
L’intérieur de la navette était toujours brillamment éclairé, mais en plus incandescent. Mus par les tourbillons qui s’engouffraient par la porte arrière, des lambeaux de fumée s’échappaient des sièges grillés, des ceintures et des filets de sécurité calcinés, et de la peau desséchée et noirâtre du visage exposé de Lénipobra. La paroi du fond semblait incrustée d’ombres carbonisées.
Un par un, les doigts de Horza se détachaient.
Mon Dieu, songea-t-il en contemplant les brûlures et les volutes de fumée, ce dément avait bien une bombe atomique sur lui, en fin de compte. Alors vint l’onde de choc.
Elle le projeta par-dessus la passerelle et le précipita à l’intérieur de la navette juste avant de heurter cette dernière, qui se cabra et bondit dans le ciel comme un petit oiseau pris dans la tourmente. Horza fut ballotté dans l’habitacle et chercha frénétiquement quelque chose à quoi à se raccrocher afin de ne pas repasser de l’autre côté de l’ouverture ; sa main trouva une sangle et, malgré son épuisement, il l’empoigna avec l’énergie du désespoir.
Au-delà des portes, dans la brume, une gigantesque boule de feu s’élevait lentement dans le ciel en roulant sur elle-même. Un son comparable au pire roulement de tonnerre qu’il eût jamais entendu emplissait de sa vibration l’intérieur brûlant et flou du véhicule en fuite. La navette gîta et Horza bascula contre une rangée de sièges. Une grande tour passa à toute allure de l’autre côté de la porte arrière toujours béante, masquant la boule de feu tandis que l’appareil continuait de virer de bord. Les deux mâchoires de la porte firent mine de se clore, puis s’arrêtèrent, bloquées à mi-parcours.
Dans sa combinaison, Horza sentait son poids et sa température augmenter ; la chaleur dégagée par la bombe traversait les surfaces exposées à l’explosion initiale. Sa jambe droite lui faisait très mal quelque part au-dessous du genou. Il flairait une odeur de brûlé.
La navette retrouva son équilibre et sa trajectoire rectiligne. Horza se releva et se dirigea en boitant vers la porte pratiquée dans la paroi avant, où le contour des sièges et du corps effondré de Lénipobra – à présent plaqué, bras et jambes écartés, près de la porte arrière – s’était inscrit en noir comme un jeu d’ombres figées, sur la surface beige du mur. Il franchit le seuil.
Écroulé sur les commandes, Mipp occupait le siège du pilote. Les écrans de contrôle étaient vides, mais l’épaisse vitre polarisée de l’appareil laissait entrevoir des nuages, de la brume, quelques tours qui filaient sous la navette et, plus bas, un océan désert lui aussi recouvert de nuages.
— Je te… croyais… mort, fit Mipp d’une voix pâteuse en se tournant à demi vers Horza.
Ainsi tassé dans son siège, le dos voûté, les paupières tombantes, il paraissait touché. La sueur luisait sur son front au teint sombre. Une fumée à la fois âcre et douceâtre planait dans la cabine de pilotage.
Horza ôta son casque et se laissa tomber dans l’autre siège. Puis il examina sa jambe droite. Il y avait un petit trou d’un centimètre de diamètre, bien net et bordé de noir dans le mollet de sa combinaison, ainsi qu’un autre, plus gros et plus irrégulier, sur le côté. Il plia la jambe et grimaça ; ce n’était qu’une brûlure superficielle, déjà cautérisée. On ne voyait pas de sang.