La porte séparant le compartiment passagers de la cabine de pilotage se referma brusquement. Il voulut l’ouvrir : elle était verrouillée de l’autre côté.
— Mipp ! hurla-t-il.
— Désolé, Horza, fit la voix assourdie de ce dernier, de l’autre côté de la porte. Je ne peux pas revenir en arrière. Kraiklyn me tuerait, s’il n’est pas déjà mort. Je ne les ai pas trouvés. Crois-moi. C’est par le plus grand des hasards que je t’ai repéré, toi.
— Mipp, ne fais pas de bêtises. Rouvre cette porte.
Horza se mit à la secouer ; elle n’était pas très résistante. Si cela s’avérait nécessaire, il pourrait la défoncer.
— Je ne peux pas, Horza… Et n’essaie pas d’ouvrir de force, sinon je fonce vers le bas. De toute manière, on ne peut pas être bien loin au-dessus de la mer… Et j’ai déjà assez de mal à nous maintenir en l’air… Si tu veux, essaie de fermer manuellement les portes arrière. Il devrait y avoir un panneau de contrôle quelque part dans le mur du fond.
— Mipp, pour l’amour du ciel, mais où veux-tu aller ? De toute façon ils vont tout faire sauter dans quelques jours ! On ne peut pas voler éternellement.
— Oh, on s’écrasera avant ça, fit la voix lasse de Mipp de l’autre côté de la paroi. Bien avant qu’ils ne fassent sauter l’Orbitale, Horza, ne t’en fais pas pour ça. Cet engin est en train de rendre l’âme.
— Mais où veux-tu donc aller ? insista le Métamorphe.
— Je ne sais pas très bien. Sur la face opposée, peut-être… vers Évanauth… pourquoi pas ? En tout cas, loin d’ici. Je…
Il y eut un choc sourd, comme si quelque chose venait de tomber par terre, et Mipp poussa un juron. La navette frémit et donna brièvement de la bande.
— Qu’est-ce que c’était ? interrogea anxieusement Horza.
— Rien, j’ai fait tomber le médikit, c’est tout.
— Merde, souffla Horza avant de s’asseoir, le dos à la paroi.
— Ne t’inquiète pas, je vais faire ce que je peux.
— Mais oui, Mipp.
Il se releva sans prêter attention aux douleurs que l’épuisement faisait naître dans ses jambes ni aux élancements qui lui traversaient le mollet droit, et partit vers l’arrière de l’appareil. Il trouva le panneau de contrôle et l’ouvrit tant bien que mal. Il ne contenait qu’un extincteur supplémentaire, que Horza jeta illico par-dessus bord. Le panneau situé dans la paroi opposée s’ouvrait sur une manivelle. Il en actionna la poignée, et les portes se refermèrent lentement avant de se bloquer à nouveau. Il força sur le levier jusqu’à ce qu’il casse ; alors il jura et le jeta au-dehors.
Juste à ce moment-là, la navette émergea de la brume. Horza regarda vers le bas et aperçut la surface inégale d’une mer grise où roulaient et se brisaient des vagues pesantes. La masse de brume s’étendait maintenant derrière eux, rideau neutre et gris sous lequel disparaissait la mer. Les rayons du soleil frappaient de biais les couches successives, et le ciel était empli de nuages flous.
Horza regarda la poignée cassée tomber en tourbillonnant vers la mer, de plus en plus petite ; elle y dessina une petite marque blanche, puis disparut. Il calcula qu’ils devaient se trouver à une centaine de mètres au-dessus de l’eau. La navette s’inclina, et il dut agripper le montant de la porte ; puis l’appareil vira et se mit à filer parallèlement à la masse nuageuse.
Horza se rapprocha de la paroi et martela la porte.
— Mipp ? Je n’arrive pas à fermer complètement les portes.
— Ça ne fait rien, répondit faiblement l’autre.
— Mipp, ouvre cette porte. C’est de la folie.
— Laisse-moi tranquille, Horza. Fiche-moi la paix, tu m’entends ?
— Nom de nom ! pesta Horza.
Chahuté par le courant d’air issu de leur sillage qui venait s’y engouffrer, il retourna se poster devant les portes entrouvertes. D’après l’angle que formait la trajectoire de la navette par rapport au soleil, ils tournaient le dos au Mur-Limite. Derrière eux, il n’y avait plus que la mer et les nuages. Pas trace de l’Olmédréca, ni d’aucun autre bâtiment. De chaque côté, l’horizon illusoirement plat s’estompait dans la brume ; l’océan ne donnait aucun signe de concavité. Il paraissait simplement immense. Horza tenta de passer la tête par l’ouverture en regardant vers l’avant, histoire de voir où ils allaient. Mais le vent l’obligea à reculer avant qu’il ait pu se rendre compte de quoi que ce soit ; en outre, l’appareil fit une nouvelle embardée. Néanmoins, il eut vaguement l’impression d’avoir entrevu un horizon aussi plat et vide que celui qui s’étendait de part et d’autre de la navette. Il recula dans l’habitacle et essaya son communicateur, mais les haut-parleurs de son casque n’émettaient toujours aucun son. Tous les circuits étaient morts ; l’ensemble avait apparemment été grillé par l’impulsion électromagnétique issue de l’explosion sur le Mégavaisseau.
Horza envisagea un instant d’enlever sa combinaison et de la jeter à son tour par-dessus bord, mais il avait déjà froid et, sans elle, il serait pratiquement nu. Non, il la garderait sur lui jusqu’à ce qu’ils se mettent brusquement à perdre de l’altitude. Il frissonna. Tout son corps lui faisait mal.
Il décida de dormir. Il n’y avait rien qu’il puisse faire pour l’instant, et son organisme avait besoin de repos. Il pensa à amorcer une métamorphose, puis se ravisa. Il ferma les yeux, mais se représenta aussitôt Yalson courant sur le Mégavaisseau ; il préféra les rouvrir. Puis il se persuada qu’elle était saine et sauve, tirée d’affaire une fois pour toutes, et laissa à nouveau ses paupières se fermer.
Peut-être, à son réveil, auraient-ils dépassé les couches de poussière magnétisée de la haute atmosphère, ou bien se trouveraient-ils dans une zone tropicale, voire simplement tempérée, et non plus dans la région arctique. La seule différence serait qu’ils s’engloutiraient dans une mer tiède au lieu d’une eau glaciale. Il n’arrivait pas à croire que Mipp ou la navette tiendraient le coup assez longtemps pour atteindre l’autre face de l’Orbitale.
… En admettant que celle-ci fasse trente mille kilomètres de large, et que la navette se déplace à trois cents à l’heure environ…
La tête farcie de chiffres en perpétuelle évolution, Horza se laissa glisser dans le sommeil. Sa dernière pensée cohérente fut pour se dire qu’ils n’avançaient vraiment pas assez vite, sans doute parce que c’était impossible. Ils seraient toujours au-dessus de la Mer Circulaire, volant en direction de la terre, lorsque la Culture ferait sauter l’Orbitale tout entière et que cette dernière se transformerait en halo de lumière et de poussière sur quatorze millions de kilomètres…
Lorsque Horza se réveilla, il était en train de rouler sur lui-même à l’intérieur de l’habitacle. Pendant ses premières secondes de lucidité, il crut qu’il était passé par la porte arrière et tombait dans le vide ; puis il reprit possession de ses moyens et se retrouva étendu de tout son long sur le sol de la navette, avec sous les yeux un pan de ciel bleu qui s’inclinait au rythme du tangage de l’appareil. Celui-ci semblait avancer plus lentement que dans son souvenir. De l’autre côté des portes, Horza ne vit rien d’autre que le ciel, la mer bleutée et quelques nuages gonflés ; il passa la tête par l’ouverture.
Le vent changeant était tiède, et du côté où gîtait la navette se trouvait une petite île. Il la regarda stupéfait. Minuscule, elle s’entourait d’atolls encore plus modestes ainsi que de récifs qui transparaissaient, vert pâle, dans l’eau peu profonde ; une unique montagne peu élevée surgissait des cercles concentriques que formait la végétation luxuriante et le sable jaune vif.