La navette piqua du nez, puis se redressa et descendit tout droit vers l’île. Horza rentra la tête pour soulager les muscles de son cou et de ses épaules, épuisés par la lutte contre le vent. L’appareil ralentit encore, puis poursuivit sa descente. Le fuselage tout entier vibrait. Horza vit un tourbillon d’eau vert-jaune naître dans la mer au-dessous d’eux, ressortit la tête par l’ouverture et découvrit l’île devant lui, à une cinquantaine de mètres en contrebas. De petites silhouettes humaines couraient sur la plage tandis que la navette approchait. Un groupe d’individus traversait la bande de sable en direction de la jungle, portant une espèce de grosse pyramide de sable doré sur une litière ou une civière supportée par des perches.
Horza regarda la scène défiler sous ses pieds. On voyait sur la plage de petits feux de camp ainsi que de longs canoës. À une extrémité, là où les arbres rejoignaient l’eau, était stationnée une navette trapue au nez aplati, à peu près deux fois plus grosse que celle de la TAC, qui survola l’île en traversant des colonnes de fumée d’un gris indistinct.
La plage était à présent quasi déserte ; les rares individus restés sur place, qui semblaient fluets et pratiquement nus, coururent se mettre à l’abri des arbres comme s’ils avaient peur que la navette leur passe au-dessus de la tête. Une silhouette gisait à terre non loin du module. Horza entrevit un humain plus vêtu que les autres qui, au lieu de fuir, montrait du doigt la navette en vol. Il tenait quelque chose à la main. Puis la cime de la montagne s’encadra dans la porte arrière entrouverte et lui boucha la vue. Il entendit une série de détonations sèches qu’il identifia comme étant dues à autant d’explosions bénignes mais sonores.
— Mipp ! appela-t-il en revenant vers la porte close.
— Tout est fini pour nous, Horza, fit la faible voix de son compagnon, où perçait une sorte de jovialité désespérée. Même les indigènes sont hostiles !
— Ils ont surtout l’air effrayés.
L’île disparaissait derrière eux. La navette ne faisait pas mine de rebrousser chemin, et Horza la sentit accélérer.
— J’en ai vu un brandir une arme, fit Mipp, qui toussa puis gémit.
— Tu as vu cette navette ?
— Ouais, j’ai vu.
— Je crois qu’on devrait faire demi-tour, Mipp.
— Non, non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Cet endroit ne me plaît guère.
— Mipp, au moins c’est la terre ferme. Qu’est-ce que tu veux de plus ?
Horza regarda par la porte ; l’île se trouvait déjà à un bon kilomètre en arrière, et la navette ne cessait de prendre de la vitesse en même temps que de l’altitude.
— Il faut continuer, Horza. Rejoindre la côte.
— Mais enfin, Mipp ! On n’y arrivera jamais ! On en a pour quatre jours au moins, et je te rappelle que la Culture va tout faire sauter dans trois jours !
Silence de l’autre côté de la porte. Horza la secoua ; légère, elle avait beaucoup souffert.
— Ne fais pas ça, Horza ! hurla Mipp d’une voix que le Métamorphe reconnut à peine tant elle était à la fois rauque et perçante. Arrête ! Tu vas nous tuer tous les deux, je t’assure !
L’appareil s’inclina subitement, pointant le nez vers le ciel et ses portes arrière vers la mer. Horza glissa, ses pieds dérapèrent. Il enfonça ses doigts gantés dans les rainures murales destinées à accueillir les sièges de l’habitacle et resta suspendu là tandis que la navette, toujours en pleine ascension, commençait à perdre de la vitesse.
— Ça va, Mipp ! lança-t-il. J’ai compris !
Le véhicule se redressa et roula sur le côté, projetant Horza contre la paroi avant. Puis il cessa de piquer du nez, et le Métamorphe se sentit tout à coup plus pesant. La mer défilait à toute allure au-dessous d’eux, à une cinquantaine de mètres seulement.
— Je te demande seulement de me ficher la paix, Horza.
— Entendu, Mipp. C’est d’accord.
La navette s’éleva, prit de la vitesse et de la hauteur. Horza se détacha de la paroi de la cabine et repartit vers l’arrière.
Puis il secoua la tête et alla se tenir devant la porte ouverte, contemplant derrière eux l’île et ses hauts-fonds verdâtres, sa roche grise, ses frondaisons bleu-vert et son ruban de sable jaune. L’ensemble décroissait rapidement ; l’encadrement de la porte laissait voir une quantité grandissante d’eau et de ciel à mesure que l’île se perdait dans la brume lointaine.
Il se demanda quoi faire, et en conclut qu’il ne lui restait qu’une seule solution. Sur cette île se trouvait une navette ; elle ne pouvait pas être beaucoup plus endommagée que la leur. Pour l’heure, il n’y avait pratiquement aucune chance qu’on vienne les secourir. Toujours agrippé au rebord de la porte arrière, tout environné de courants d’air, il se retourna vers la porte fragile qui le séparait de la cabine et de Mipp.
Fallait-il foncer directement, ou tenter d’abord de raisonner Mipp ? Comme il réfléchissait à la question, la navette fut prise de soubresauts, puis tomba comme une pierre vers la mer.
6. Les Mangeurs
L’espace d’une seconde, Horza ne sentit plus son poids. Les remous qui s’engouffraient par la porte arrière s’emparèrent de lui et l’attirèrent à eux. Il se retint vivement à la rainure murale. La navette piqua du nez, le rugissement du vent s’accrut. Horza flottait, les yeux clos, les doigts cramponnés à la rainure, attendant le moment où ils s’écraseraient ; mais au lieu de cela l’appareil se redressa, et il se retrouva debout.
— Mipp ! hurla-t-il.
Il s’avança en titubant vers la porte de communication. Il sentit la navette virer de bord et jeta un regard par l’ouverture. Ils tombaient toujours.
— C’est fini, Horza, fit la voix affaiblie de Mipp. Je n’ai plus aucun contrôle sur l’appareil. (L’homme semblait épuisé, en proie à un désespoir tranquille.) Je retourne vers l’île. On n’arrivera pas jusque-là, mais… On va s’écraser dans très peu de temps… Tu ferais mieux de te coucher par terre contre la cloison et de te préparer au choc. Je vais essayer de nous poser aussi doucement que…
— Mipp, coupa Horza en s’asseyant par terre, le dos à la cloison. Est-ce que je peux faire quelque chose ?
— Non, rien. On y est. Désolé, Horza. Cramponne-toi.
Le Métamorphe fit exactement l’inverse : il se laissa aller. L’air qui pénétrait furieusement par la porte lui hurlait aux oreilles ; la navette tremblait sous son corps. Dehors, le ciel était bleu. Il aperçut des vagues… Son dos restait juste assez contracté pour lui permettre de plaquer sa tête contre la paroi. Alors il entendit Mipp pousser un long cri, un cri inarticulé exprimant la terreur pure ; un son bestial.
L’appareil heurta une surface indéterminée. Il y eut un choc violent qui aplatit momentanément Horza contre la cloison. Puis la navette releva légèrement le nez. Pendant quelques instants il se sentit très léger ; il entrevit des vagues et de l’écume blanche par la porte arrière, puis tout cela disparut et fut remplacé par le ciel. Alors l’appareil plongea à nouveau et il ferma les yeux.
Ils s’écrasèrent dans les vagues, puis s’immobilisèrent sous l’eau. Horza se sentit aplati contre la paroi comme par la patte d’un gigantesque animal. Ses poumons se vidèrent, ses oreilles carillonnèrent, sa combinaison le meurtrit. Il fut secoué, écartelé, et juste au moment où l’impact semblait prendre fin, un second choc s’abattit sur ses reins, sa nuque et son crâne. Il se retrouva aveugle.
Sa première sensation fut qu’il était environné d’eau. Il haleta, crachota en se débattant dans le noir ; il heurtait des deux mains des surfaces dures aux brisures acérées. Il entendit l’eau gargouiller, sentit sa propre respiration entrecoupée former des bulles à la surface. Il cracha pour expulser le liquide qui lui emplissait la bouche, puis toussa.