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Il flottait dans une eau tiède emplissant à demi une poche d’air plongée dans les ténèbres. La quasi-totalité de son corps lui faisait mal, chaque membre, chaque parcelle clamait haut et fort son propre message de douleur.

Il explora précautionneusement l’espace restreint qui le retenait prisonnier. La paroi s’était effondrée ; il se trouvait – enfin ! – dans la cabine de pilotage avec Mipp. Il trouva le corps de ce dernier tassé entre le siège et le tableau de bord, coincé, inerte, cinquante centimètres sous la surface de l’eau. Son crâne, que Horza pouvait tâter en passant la main entre le repose-tête et ce qui devait être l’intérieur de l’écran de contrôle principal, bougeait trop librement dans le col de sa combinaison ; le front était défoncé.

Le niveau de l’eau montait. L’air fuyait par le nez fracassé de la navette, qui flottait et dansait verticalement dans la mer. Horza comprit qu’il devrait plonger et se diriger à la nage vers l’habitacle, puis gagner les portes arrière, sinon il serait pris au piège.

Pendant une minute, il inspira aussi profondément que le lui permettait sa cage thoracique endolorie ; la montée des eaux lui repoussait la tête en arrière, dans l’angle formé par le haut, du tableau de bord et le plafond de la cabine. Puis il plongea tête la première.

Il se propulsa pour repartir vers l’arrière, dépassant le siège broyé où Mipp avait trouvé la mort, puis les panneaux en métal léger de la cloison. Il distinguait sous lui une zone rectangulaire plus claire, vaguement gris-vert. L’air contenu dans sa combinaison bouillonnait tout autour de lui, remontait le long de ses jambes, jusqu’à ses pieds. Il y en avait aussi dans ses bottes, qui formèrent une bouée improvisée et ralentirent un instant sa progression ; l’espace d’une seconde, il crut qu’il n’y arriverait pas, qu’il resterait suspendu là, la tête en bas, jusqu’à ce qu’il se noie. Mais l’air s’échappa par les trous des tirs-laser de Lamm, et Horza s’enfonça à nouveau.

Il nagea péniblement vers le rectangle de lumière, puis s’engagea dans l’ouverture et se retrouva dans les profondeurs miroitantes de l’eau vert jade, au-dessous de la navette ; il donna un coup de pied et entama son ascension ; il creva bientôt la surface au milieu des vagues et, hors d’haleine, emplit ses poumons d’un air tiède et pur. Ses yeux s’adaptèrent aux rayons obliques mais encore radieux du soleil ; c’était la fin de l’après-midi.

Il agrippa le nez cabossé et crevassé de la navette – qui dépassait de deux mètres au-dessus de la surface –, et regarda autour de lui dans l’espoir d’entrevoir l’île ; mais en vain. Se contentant pour le moment de pédaler sur place en laissant se remettre son corps et son esprit malmenés, Horza regarda le nez pointé de l’appareil s’enfoncer graduellement dans l’eau tout en s’inclinant quelque peu vers l’avant, de sorte qu’au bout d’un temps, la navette se retrouva presque à l’horizontale, le dos à peine émergé. Les muscles des bras douloureusement contractés, le Métamorphe réussit finalement à se hisser sur la navette et resta étendu là, comme un poisson échoué sur la plage.

Puis il s’employa à neutraliser un par un les signaux de douleur dans son corps, tel un serviteur fourbu qui ramasse çà et là les débris d’objets fragiles après la crise de rage destructrice de son maître.

Ce fut à ce moment-là seulement, au milieu des vaguelettes qui venaient clapoter contre la partie supérieure du fuselage, qu’il se rendit compte d’une chose : l’eau qu’il avait avalée puis recrachée était de l’eau douce. Il ne lui était pas venu à l’idée que la Mer Circulaire puisse ne pas être salée comme tous les océans planétaires, ou presque ; non, pas le moindre arrière-goût de sel. Au moins ne mourrait-il pas de soif. Il s’en réjouit.

Il se mit prudemment debout au centre de la carlingue. Les vagues venaient lui lécher les pieds. Scrutant les alentours, il finit par apercevoir l’île. Elle lui parut bien petite, bien éloignée sous les premières lueurs du soir, et, s’il sentait une faible brise soufflant plus ou moins en direction de l’île, il n’y avait aucun moyen de savoir vers où l’emporteraient les courants.

Alors il se rassit, puis se recoucha, laissant les eaux de la Mer Circulaire napper la surface plane de l’appareil et heurter avec de petits bouillonnements d’écume sa combinaison durement éprouvée. Au bout d’un moment il sombra tout bonnement dans le sommeil, sans l’avoir délibérément cherché mais sans essayer non plus de résister. Il s’autorisa donc une heure de léthargie.

Lorsqu’il s’éveilla, il vit que le soleil, toujours assez haut dans le ciel, avait pris une teinte d’un rouge plus sombre au-delà des couches de poussière qui surplombaient le lointain Mur-Limite. Il se remit sur ses pieds ; la navette ne semblait pas s’être enfoncée davantage. L’île n’était plus tout à fait aussi lointaine ; manifestement, les vents ou les courants l’entraînaient plus ou moins dans la bonne direction. Il se rassit.

Il faisait toujours tiède. Horza songea à ôter sa combinaison, puis se ravisa ; tout inconfortable qu’elle fût, sans elle il aurait froid. Il se recoucha.

Il se demanda où pouvait être Yalson. Avait-elle survécu à la bombe de Lamm, au naufrage du Mégavaisseau ? Il l’espérait. D’ailleurs, c’était probable ; il n’arrivait pas à l’imaginer mourante ou morte. Ce raisonnement n’était pas très solide, et il refusait de se considérer comme superstitieux, mais cette impossibilité de l’imaginer morte lui procurait un certain réconfort. Elle s’en sortirait. Il fallait autre chose qu’une bombe nucléaire tactique et une collision entre un navire d’un milliard de tonneaux et un iceberg de la taille d’un petit continent pour régler son compte à cette fille… Il se surprit à sourire en la revoyant en pensée.

Il aurait bien continué à penser à elle, seulement pour l’heure, il avait un autre sujet de préoccupation.

Ce soir, il se métamorphoserait.

Que faire d’autre, en effet ? Même si, à présent, ce n’était plus réellement nécessaire. Kraiklyn était sans doute mort et, dans le cas inverse, il était peu probable qu’ils se retrouvent un jour. Le Métamorphe s’était pourtant préparé à la transformation ; son corps était prêt, et il n’avait pas de meilleure idée.

Il se dit que la situation était loin d’être désespérée. Il n’avait aucune blessure grave, il semblait se diriger vers l’île, où la navette se trouvait peut-être encore, et s’il y parvenait à temps, il restait toujours Évanauth, avec cette partie de Débâcle. Et puis de toute façon, à l’heure qu’il était, il se pouvait que la Culture fût à sa recherche ; il valait donc mieux ne pas conserver trop longtemps la même identité. Pourquoi pas ? se dit-il. Allons-y pour la métamorphose. Il s’endormirait sous l’aspect de Horza tel qu’on le connaissait, et à son réveil, il serait la copie conforme du commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire.

Il apprêta du mieux qu’il put son corps meurtri et douloureux en vue de l’altération : en décontractant ses muscles, en préparant glandes et amas cellulaires, en donnant ordre à son cerveau d’émettre des signaux destinés au reste de son corps, par l’intermédiaire de nerfs que seuls les Métamorphes possédaient.

Il regarda le soleil, bas sur l’horizon, passer par toutes les nuances successives de rouge.

Oui, il allait dormir ; dormir et devenir Kraiklyn ; adopter encore une fois une nouvelle identité, une autre forme à ajouter à celles, nombreuses, qu’il avait déjà contrefaites au cours de son existence…