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Peut-être la transformation s’accomplirait-elle en vain ; peut-être ne prendrait-il cet aspect que pour se voir mourir dans une autre peau que la sienne. Mais, songea-t-il, qu’est-ce que j’ai à perdre ?

Horza contempla l’œil cramoisi du soleil déclinant jusqu’à sombrer dans le sommeil de la métamorphose, et, malgré ses paupières closes qui elles aussi changeaient, en s’installant dans la transe il eut l’impression de voir encore cette lueur mourante…

Des yeux d’animal. Des yeux de prédateur. De bête en cage qui regarde au-dehors. Ne jamais dormir, être trois personnes à la fois. Posséder : fusil, vaisseau, Compagnie. Pas grand-chose encore, peut-être, mais un jour, un jour… Avec un tout petit peu de chance, pas plus que la moyenne… Un jour il leur montrerait. Lui savait à quel point il était bon. Lui savait pour quoi il était fait, et qui était fait pour lui. Les autres n’étaient que des pions ; ils lui appartenaient parce qu’ils étaient placés sous son commandement. C’était son vaisseau, après tout. Les femmes, surtout ; de simples pièces dans son jeu. Elles pouvaient entrer dans sa vie et en ressortir, cela lui était bien égal. Avec ces individus, il suffisait de prendre les mêmes risques qu’eux pour qu’ils vous trouvent formidable. Ils ne voyaient pas que, pour lui, le risque n’existait pas ; il avait encore beaucoup à faire dans sa vie, et il savait qu’il ne mourrait pas bêtement dans un petit combat minable. Un jour, la galaxie entière connaîtrait son nom, et quand sa dernière heure serait venue, elle prendrait son deuil, ou bien le maudirait… Il ne savait pas encore très bien lequel des deux… Cela dépendrait peut-être du sort que lui réserverait la galaxie d’ici là… Tout ce qu’il lui fallait, c’était une toute petite ouverture, le genre de chose dont avaient bénéficié en leur temps les autres chefs, avec leurs Compagnies plus importantes, plus brillantes, plus réputées, plus redoutées et plus respectées. Oui, c’était ainsi que cela avait dû se passer pour eux… Ils paraissaient peut-être plus grands que lui ne l’était pour le moment, mais un jour, tous porteraient sur lui un regard admiratif, tous. Et tous connaîtraient son nom : Kraiklyn !

Horza s’éveilla à l’aube. Il était toujours couché sur le dessus de la carlingue chahutée par les vagues, comme un objet rejeté par la mer qu’on a ensuite disposé bien à plat sur une table. Il était encore à moitié endormi. La température avait baissé, la lumière était plus faible et tirait plus vers le bleuté ; mais cela mis à part, rien n’avait changé. Il se laissa à nouveau glisser dans le sommeil, loin des souffrances et des espoirs perdus.

Rien n’avait changé… sauf lui.

Il dut gagner l’île à la nage.

À son second réveil, ce matin-là, il s’était senti différent, en meilleure forme, reposé. Le soleil s’élevait au-dessus de la brume.

L’île s’était rapprochée, mais s’il n’intervenait pas il allait passer au large. Les courants l’emportaient, lui et la navette, en le maintenant à deux kilomètres environ des récifs et des bancs de sable qui entouraient l’île. Il se maudit d’avoir dormi si longtemps. Il enleva sa combinaison désormais inutile, et qui méritait bien d’être enfin mise au rebut, et l’abandonna sur le toit à peine émergé de la navette. Il avait faim, son estomac gargouillait, mais il se sentait en pleine possession de tous ses moyens, et tout à fait capable de rejoindre la terre ferme à la nage. Il estima la distance à près de trois kilomètres. Il plongea et se mit à brasser puissamment l’eau. Sa brûlure de laser à la jambe droite le faisait souffrir et son corps était endolori en de multiples endroits, mais il y arriverait ; il s’en savait capable.

Au bout de quelques minutes, il jeta un unique regard en arrière et distingua la combinaison, mais pas la navette. Vide, le vêtement évoquait le cocon déserté de quelque animal récemment métamorphosé, flottant, ouvert et vacant, à la surface des vagues qui venaient derrière lui. Le Métamorphe se remit en mouvement.

L’île se rapprochait, mais lentement. L’eau tout d’abord tiède semblait se refroidir, et ses douleurs se réveiller. Il voulut ne pas en tenir compte, essaya même de les neutraliser, mais vit bien qu’il ralentissait l’allure, qu’il avait pris un départ trop rapide. Il se reposa donc quelques instants en faisant du surplace, puis, après avoir bu un peu d’eau, il repartit en se propulsant plus régulièrement, avec une détermination grandissante, vers le monticule gris que formait l’île à l’horizon.

Il prit une nouvelle fois conscience de sa bonne fortune. Il n’avait pas été sérieusement blessé dans l’accident – même si ses contusions se rappelaient constamment à son souvenir, comme des cousins trop bruyants qu’on aurait enfermés dans une pièce tout au fond de la maison, et rendaient la concentration problématique. L’eau tiède, qui commençait toutefois à se rafraîchir, était douce : il éviterait donc la déshydratation. Il lui vint tout de même à l’esprit que, salée, elle l’aurait mieux porté.

Il nageait toujours. La tâche aurait dû être aisée, mais il avait de plus en plus de mal à avancer. Il cessa de s’en préoccuper pour se concentrer sur sa progression, la lente poussée rythmique de ses membres qui lui faisait fendre, surmonter, franchir les vagues. Fendre, surmonter, franchir…

Par ma seule force physique, se disait-il. Par ma seule force physique.

La montagne de l’île grandissait peu à peu. Il avait l’impression de l’ériger lui-même, comme si l’effort requis pour lui faire prendre de l’ampleur dans son champ de vision était de même nature que le travail nécessaire à son édification ; comme s’il l’assemblait, roc après roc, de ses propres mains…

Deux kilomètres. Puis un.

Le soleil se détacha de l’horizon, s’éleva dans le ciel.

Enfin vinrent les premiers récifs, les premiers hauts-fonds ; il les dépassa, en proie à un engourdissement croissant ; l’eau était à présent moins profonde.

Une mer de douleur. Un océan d’épuisement.

Il nagea vers la plage, franchissant un éventail de vagues et d’embruns émanant du récif qu’il venait de traverser…

… et eut la sensation de ne pas avoir laissé sa combinaison en arrière : on aurait dit qu’il l’avait toujours sur le dos, et que, raidie par la rouille ou par l’âge, emplie de liquide ou de sable mouillé, elle l’enfonçait dans l’eau, entravait ses mouvements, le tirait vers l’arrière.

Il entendait le ressac sur la plage ; en levant les yeux, il aperçut des gens sur le sable : des individus minces à la peau sombre qui, vêtus de haillons, s’assemblaient autour de tentes ou de feux de camp, ou bien allaient et venaient de-ci de-là. Il y en avait aussi dans l’eau, devant lui ; ils avançaient en portant des paniers, de grands paniers à claire-voie calés sur la hanche dans lesquels ils plaçaient des objets qu’ils ramassaient dans l’eau.

Ils ne l’avaient pas vu. Il continua donc de crawler lentement en agitant faiblement les jambes.

Les moissonneurs de la mer ne semblaient pas se rendre compte de sa présence ; ils pataugeaient comme si de rien n’était en s’arrêtant de temps en temps pour fouiller le sable à leurs pieds ; leurs yeux balayaient, sondaient, scrutaient, mais restaient rivés devant eux. Ils ne le voyaient pas, lui. Il ralentit encore, haletant, à bout de forces. Ses mains refusaient de sortir de l’eau, ses jambes demeuraient paralysées…

Puis, par-dessus le bruit des vagues, comme en un rêve, il entendit des cris çà et là, suivis d’éclaboussures de plus en plus rapprochées. Une vague le souleva et, nageant toujours, il vit venir dans sa direction quelques individus maigrichons portant pagne et tunique en lambeaux.