Выбрать главу

Ils l’aidèrent à franchir les brisants, à traverser les nappes peu profondes et striées de soleil qui bordaient le rivage, puis à gagner le sable doré où il resta étendu, immobile, tandis que des êtres minces et hagards s’attroupaient autour de lui en parlant à mi-voix dans une langue qu’il n’avait encore jamais entendue. Il voulut bouger et n’y réussit pas. Ses muscles s’étaient mués en bouts de chiffons flasques.

— Bonjour, coassa-t-il.

Il essaya de les saluer dans toutes les langues qu’il connaissait, mais aucune ne parut établir la communication. Il les dévisagea. Ils étaient humains, certes, mais le terme recouvrait tant d’espèces différentes de part et d’autre de la galaxie qu’on pouvait débattre à l’infini pour déterminer qui l’était et qui ne l’était pas. Comme souvent, trop souvent, l’opinion générale commençait à coïncider avec celle de la Culture. Celle-ci établissait des lois (encore que, bien sûr, la Culture n’ait aucune loi à proprement parler) définissant la nature humaine, le degré d’intelligence de telle ou telle espèce (tout en affirmant bien haut que l’intelligence pure n’avait guère de sens en soi), ou la durée souhaitable de l’existence humaine (mais seulement à titre indicatif, naturellement), et les gens acceptaient tout cela sans rechigner, car tout le monde ajoutait foi à la propagande de la Culture, tout le monde la croyait juste, impartiale, désintéressée, uniquement préoccupée par la vérité absolue… et ainsi de suite.

Alors ces gens qui l’entouraient, étaient-ils réellement humains ? Ils étaient à peu près de la taille de Horza, avec en gros la même structure osseuse, la même symétrie bilatérale, le même appareil respiratoire. Quant aux visages – bien que tous fussent différents –, ils avaient des yeux, une bouche, un nez, des oreilles.

Mais ces êtres étaient tous plus maigres qu’ils n’auraient dû, et leur peau, en dehors des nuances de couleur variées, avait un aspect malsain.

Horza resta couché là sans bouger. Il se sentait de nouveau très lourd, mais au moins se trouvait-il à présent sur la terre ferme. D’un autre côté, il semblait y avoir pénurie de nourriture sur cette île, à en juger par l’état des personnes qui l’entouraient. C’était sans doute pour cela qu’ils étaient si maigres. Il leva péniblement la tête et s’efforça de regarder, entre la rangée de jambes décharnées, en direction de la navette entrevue précédemment. Il en distingua tout juste la partie supérieure, qui pointait au-dessus des longs canoës échoués sur le sable. Ses portes arrière étaient ouvertes.

Une odeur lui parvint aux narines et lui souleva le cœur. Il laissa retomber sa tête sur le sable, exténué.

Les conversations cessèrent et les individus filiformes à la peau naturellement sombre ou bien brûlée par le soleil se retournèrent pour faire face à l’intérieur des terres. Ils s’écartèrent juste au niveau de la tête de Horza ; mais celui-ci eut beau rassembler toutes ses forces, il ne réussit ni à se redresser sur un coude, ni à tourner la tête pour voir qui – ou ce qui – venait. Il se contenta donc d’attendre. Alors, sur sa droite l’assistance fit un pas en arrière et une file composée de huit hommes fit son apparition ; tous tenaient de la main gauche une longue perche, le bras droit levé afin de conserver leur équilibre. C’était la litière qu’il les avait vus emporter dans la jungle la veille, lors de son passage au-dessus de l’île à bord de la navette. Il chercha à voir ce qu’elle supportait. Deux rangées d’hommes firent pivoter la litière de manière à la lui présenter de face, puis la posèrent au sol. Alors les seize hommes s’assirent, l’air épuisés. Horza en resta bouche bée.

La litière contenait l’être humain le plus gros, le plus obscène dans son obésité qu’il ait jamais vu de sa vie.

C’était ce géant qu’il avait pris la veille pour une pyramide de sable doré, en voyant la litière et son monstrueux fardeau depuis la navette de la TAC. Il ne s’était pas tellement trompé, finalement ; du moins pour la forme générale. Quant à la substance… Ce vaste cône de chair était-il homme ou femme ? Il n’aurait su le dire. D’amples replis de chair nue évoquant des mamelles se répandaient sur les régions supérieure et médiane de sa poitrine, mais pour retomber sur un torse glabre présentant des moutonnements encore plus impressionnants qui venaient se nicher en partie entre les masses énormes des jambes fléchies, et en partie par-dessus celles-ci, pour s’étaler ensuite sur la toile de la litière. Horza ne décela pas le moindre vêtement sur son corps, mais pas trace non plus d’organes génitaux ; quel que soit leur aspect, ils étaient enfouis sous les bourrelets de chair mordorée.

Horza chercha à distinguer la tête. Juché au sommet d’un cou en cône épais, dépassant d’un rempart de doubles mentons concentriques, un dôme glabre de chair boursouflée laissait voir des lèvres molles et pâles au tracé inégal, un petit nez en trompette et des fentes qui devaient renfermer des yeux. L’ensemble reposait sur ses couches successives de graisse, cou, épaules et buste, telle une grosse cloche d’or au faîte d’un temple à étages. Le géant tout luisant de sueur remua subitement les mains : elles se retournèrent au bout de leurs bras gonflés et rebondis comme des ballons jusqu’à ce que les doigts, simplement boudinés, se nouent aussi serré que le leur permettait leur gabarit. Au moment où la bouche s’ouvrait pour parler, un humain efflanqué, dont les haillons étaient moins lacérés que la moyenne, entra dans le champ de vision de Horza et vint se tenir au côté du géant, un pas en arrière.

La tête-cloche s’inclina latéralement de quelques centimètres puis pivota ; le géant – ou la géante ? – lui adressa quelques mots que le Métamorphe ne saisit pas. Puis il ou elle leva les bras avec un effort manifeste et examina le cercle d’humains assemblés autour de Horza. Sa voix rendait un son de graisse figée qu’on déverse dans un pot ; une voix de noyé, songea-t-il, une voix de cauchemar. Il prêta l’oreille, mais ne put en identifier le langage. Il voulut apprécier l’effet produit par les paroles du monstre sur l’assistance famélique, et la tête lui tourna un instant, comme si son cerveau se mouvait dans son crâne resté immobile ; il se revit brusquement dans le hangar de la Turbulence Atmosphérique Claire, sous le regard de la Compagnie, et se sentit tout aussi nu, tout aussi vulnérable que ce jour-là.

— Oh, non… Voilà que ça recommence, geignit-il en marain.

— Oh-hoo ! firent les bourrelets de chair dorée dont la voix dégringola des pentes de chair grasse en passant par toute une série de tonalités défaillantes. Bonté divine ! Voilà que notre don de la mer parle ! (Le dôme dépourvu de toute pilosité se tourna un peu plus vers l’homme qui se tenait debout à ses côtés.) N’est-ce pas merveilleux, monsieur Premier ? gargouilla le monstre.

— Le sort nous est favorable, Prophète, répondit l’autre d’un ton bourru.

— Le sort accorde en effet ses faveurs aux élus, monsieur Premier. Il éloigne nos ennemis et nous apporte un trésor – le butin de la mer ! Que le sort soit loué !

La colossale pyramide de viande tremblota : ses bras s’élevaient, entraînant des replis de chair plus pâle tandis que la tête en forme de tourelle se rejetait en arrière et que la bouche s’ouvrait, révélant un trou d’ombre où de rares crocs luisaient d’un éclat d’acier. Lorsque la voix glougloutante retentit à nouveau, ce fut dans la langue que Horza ne comprenait pas ; il remarqua cependant qu’elle prononçait sans relâche la même phrase. Les autres humains se joignirent au géant et se mirent à agiter les mains au-dessus de leur tête en psalmodiant d’une voix rauque. Horza ferma les yeux, s’efforçant de se réveiller, de sortir de ce qu’il savait pourtant ne pas être un mauvais rêve.