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— Oh non, mon ami. Pas de ça. (Amahain-Frolk leva la main, paume tournée vers le captif, et secoua la tête.) Ce n’est pas ainsi que vous sèmerez la discorde.

— Mon Dieu, mais que ce vieillard est bête ! s’esclaffa l’homme. Voulez-vous savoir qui est le vrai représentant de la Culture sur cette planète ? Ce n’est pas elle, poursuivit-il en désignant la jeune femme d’un mouvement du menton, mais ce tranchoir à viande sur piles dont elle se fait suivre partout : son missile-couteau. C’est peut-être elle qui prend les décisions, et peut-être fait-il ce qu’elle lui ordonne ; mais le véritable émissaire, c’est lui. Voilà le cœur de la Culture : les machines. Parce que Balvéda a deux jambes et la peau douce, vous pensez devoir vous ranger de son côté, mais ce sont les Idirans qui sont du côté de la vie, dans cette guerre…

— Et vous, vous serez bientôt de l’autre côté de la vie. (Le Gérontocrate émit un reniflement de mépris et jeta un coup d’œil à Balvéda qui, le front bas, contemplait l’homme enchaîné.) Allons-nous-en, mademoiselle, fit Amahain-Frolk. (Il fit demi-tour et prit la jeune femme par le bras afin de la reconduire.) Par sa seule présence, cette… chose pue encore plus que sa cellule.

Alors Balvéda releva les yeux et, sans tenir aucun compte du ministre qui tentait de l’entraîner vers la porte, riva sur le prisonnier son regard franc aux prunelles sombres et écarta les bras.

— Je suis navrée, lui dit-elle.

— Crois-moi si tu veux, mais c’est aussi ce que je ressens, répliqua-t-il en hochant la tête. Promets-moi seulement de ne pas trop manger ni boire ce soir, Balvéda. J’aimerais me dire qu’il y a au moins une personne là-haut qui soit de mon côté, même si ce doit être ma pire ennemie.

La phrase se voulait impertinente et drôle, mais ne réussit qu’à traduire son amertume. Il détourna la tête.

— Je te le promets, répondit Balvéda.

Elle se laissa attirer vers la porte et, dans la cellule humide, la lueur bleutée s’évanouit. Balvéda s’immobilisa sur le seuil. Relevant la tête au maximum sans se préoccuper de la douleur, il parvint à l’entrevoir. Le missile-couteau était là aussi, juste à l’entrée de la pièce. Sans doute avait-il assisté à toute la scène mais, dans l’obscurité, l’homme n’avait pu repérer la petite silhouette aux lignes tranchantes et épurées de la machine. Il plongea son regard dans les yeux noirs de Balvéda au moment où le missile entrait en mouvement.

L’espace d’une seconde, il crut que la jeune femme lui avait donné l’ordre de l’achever sur-le-champ – promptement et sans bruit, tandis qu’elle se tenait entre lui et Amahain-Frolk –, et son cœur battit à tout rompre. Mais, filant en suspension dans les airs, le petit engin se contenta de passer devant le visage de Balvéda, puis de sortir dans le couloir. La jeune femme leva une main en guise d’adieu.

— Au revoir, Bora Horza Gobuchul.

Sur ces mots, elle fit subitement volte-face, descendit de la plate-forme et quitta la cellule. On tira la passerelle ; la porte se referma violemment en éraflant les boudins de caoutchouc sur le sol visqueux, et émit un sifflement d’air : ses joints internes la rendaient à présent étanche. L’homme resta pendu là, à contempler un moment le sol invisible en attendant de replonger dans la transe qui métamorphoserait ses poignets et réduirait leur volume afin qu’il puisse se libérer. Le ton solennel, définitif, sur lequel Balvéda avait prononcé son nom l’avait anéanti à l’intérieur, et il comprit alors, si ce n’était déjà fait, qu’il ne s’en sortirait pas.

… en les noyant dans les larmes…

Ses poumons éclataient ! Ses lèvres frémissaient, sa gorge se serrait à l’étouffer, la fange lui entrait dans les oreilles, mais cela ne l’empêchait pas d’entendre un formidable rugissement et de voir des lumières, encore qu’il fasse nuit noire. Les muscles de son ventre se mirent à se contracter spasmodiquement, et il dut serrer les mâchoires pour empêcher sa bouche de s’ouvrir afin de chercher un air inexistant. Là, maintenant, il fallait qu’il cesse de lutter. Non, maintenant. Attends, pas encore… Peut-être était-ce plutôt maintenant. Là, là, tout de suite ; se laisser aller à ce néant obscur à l’intérieur de lui-même… il fallait qu’il respire… maintenant !

Avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, il se retrouva le dos projeté contre le mur, plaqué sur les pierres comme par un monstrueux poing d’acier. Il expulsa en un souffle convulsif tout l’air vicié que contenaient ses poumons. Sa chair se refroidit brusquement, et toutes les parties de son corps en contact avec la paroi s’emplirent d’une douleur pulsatile. La mort, semblait-il, n’était que pression, souffrance, froidure et luminosité excessive…

Il releva péniblement la tête et gémit sous l’impact de la lumière. Il s’efforça d’entendre, s’efforça de voir. Que se passait-il ? Comment se faisait-il qu’il puisse respirer ? Pourquoi était-il à nouveau si lourd ? Le poids de son propre corps lui déboîtait les bras des épaules ; ses poignets étaient entaillés presque jusqu’à l’os. Qui pouvait bien lui avoir fait cela ?

À l’emplacement du mur qui jusqu’alors lui faisait face, s’ouvrait à présent un énorme trou aux bords dentelés, qui se prolongeait sous le plancher de cellule. Toutes les déjections, toutes les ordures s’y étaient engouffrées d’un coup. Seules demeuraient quelques traces d’humidité qui s’évaporaient en sifflant sur les flancs de la brèche ; la vapeur produite s’enroulant autour d’une silhouette qui, dressée dans l’ouverture, masquait en grande partie la clarté radieuse du dehors, où régnait l’air libre de Sorpen. Elle mesurait trois mètres de haut et évoquait vaguement un petit cuirassé spatial posé sur un trépied à montants épais. Le casque seul semblait assez volumineux pour contenir trois têtes humaines juxtaposées. Horza aperçut, tenu presque nonchalamment par une main gigantesque, un canon à plasma qu’il aurait eu peine à soulever à deux bras ; l’autre poing de la créature était refermé sur une arme de taille légèrement supérieure. Derrière l’apparition approchait une plate-forme à canons idirane, brillamment éclairée par les explosions dont Horza sentait à présent les vibrations dans l’acier et la pierre qui le retenaient prisonnier. Il leva la tête vers le visage du géant debout dans la brèche et s’efforça de sourire.

— Eh bien dites donc, coassa-t-il avant de se mettre à crachoter puis expectorer franchement, vous y avez mis le temps !

2. La Main de Dieu 137

À l’extérieur du palais, dans l’air glacial de cet après-midi hivernal, le ciel limpide semblait empli de neige étincelante.

Horza marqua un temps d’arrêt sur la passerelle de la navette de guerre et regarda vers le ciel, puis tout autour de lui. Les hautes murailles verticales et les tours élancées du palais-prison répercutaient les déflagrations assorties d’éclairs des incessants tirs incendiaires, tandis que les plates-formes à canons idiranes allaient et venaient en faisant sporadiquement feu. De part et d’autre des engins s’arrondissaient, portés par la brise fraîchissante, de vastes nuages de débris arrachés aux toits du palais par les mortiers antilaser. Une rafale de vent poussa quelques fines feuilles de métal voletantes, oscillantes, vers la navette stationnaire, et le corps détrempé et gluant de Horza fut tout à coup recouvert, sur tout un côté, d’une seconde peau réfléchissante.

— S’il vous plaît. La bataille n’est pas encore terminée, tonna dans son dos le soldat idiran, qui avait sans doute eu l’intention de lui parler tout bas.

Horza se retourna vers l’imposant géant en armure et contempla fixement sa visière, où se reflétait son propre visage de vieillard. Il inspira profondément, puis hocha la tête et se remit en marche, d’un pas mal assuré, vers l’entrée de la navette. Un éclair lumineux projeta son ombre en diagonale devant lui, et l’appareil fut ébranlé par une onde de choc au moment où retentissait une violente explosion quelque part dans le palais ; simultanément, la passerelle se replia.