Lorsqu’il les rouvrit, il constata que, toujours psalmodiant, les êtres s’étaient rapprochés de lui et lui cachaient à présent le monstre mordoré. L’air avide, les dents dénudées, leurs mains tendues crochues comme des griffes, le groupe d’humains affamés se jeta sur lui.
Ils lui enlevèrent son short. Il voulut se débattre, mais ils le plaquèrent au sol. Harassé comme il l’était, il n’avait pas plus de force que les affamés, qui n’eurent aucun mal à l’immobiliser ; puis ils le retournèrent à plat-ventre et lui lièrent les mains derrière le dos. Ensuite ils lui attachèrent les pieds et lui fléchirent les jambes jusqu’à ce que ses talons touchent presque ses mains et, pour finir, ils lui ficelèrent ensemble les chevilles et les poignets avec un court morceau de corde. Nu, ligoté comme un animal à l’abattoir, Horza fut traîné sur la plage brûlante, passant non loin d’un feu qui couvait. On le redressa, puis on le fit redescendre verticalement tout contre un piquet planté dans le sable, qui se glissa alors entre son dos et ses membres liés. Ses genoux s’enfoncèrent dans le sable, supportant la plus grande partie de son poids. Le feu brûlait devant lui, une fumée âcre lui revenait dans les yeux ; l’horrible odeur se manifesta de nouveau. Elle semblait provenir d’une série de pots et récipients divers disposés autour du foyer. D’autres feux, d’autres collections de marmites étaient éparpillés sur la plage.
On déposa près du foyer l’énorme tas de viande auquel le dénommé M. Premier donnait le titre de « prophète ». M. Premier se tenait au côté de l’obèse et rivait sur Horza des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, tournant vers lui un visage blême d’une propreté douteuse. Le géant doré frappa dans ses mains potelées et dit :
— Étranger, don de la mer, sois le bienvenu. Je… suis le grand prophète Fwi-Song. (La créature s’exprimait en un marain rudimentaire. Horza voulut ouvrir la bouche pour lui dire son nom, mais l’autre poursuivit :) Tu nous as été envoyé en ces temps difficiles, morceau de chair humaine porté par une marée de néant, chose-moisson arrachée à la vague sans saveur de la vie, friandise à partager et répartir en cette victoire qui est la nôtre sur la bile toxique de l’incroyance. Tu es un signe du Destin, à qui nous rendons grâce !
Les bras imposants de Fwi-Song se levèrent à nouveau ; des bourrelets de chair tremblotèrent de part et d’autre de la tête-tourelle, manquant presque dissimuler ses oreilles. Le monstre cria quelque chose dans son langage inconnu, et la foule reprit sa phrase en la psalmodiant à plusieurs reprises.
Puis les bras étouffés sous la graisse retombèrent.
— Tu es le sel de la mer, don-de-l’océan. (La voix sirupeuse de Fwi-Song revint au marain.) Tu es un signe, une bénédiction du Destin ; tu es l’un devant devenir multiple, l’unique devant être partagé ; à toi l’offrande qui enrichit, la beauté bénie de la transsubstantiation !
Horrifié, Horza contempla le géant doré, incapable de rien trouver à lui dire. D’ailleurs, que dire aux êtres de sa sorte ? Il s’éclaircit la voix, espérant que, tôt ou tard, il redeviendrait capable de répondre, mais à ce moment-là Fwi-Song reprit :
— Apprends donc, don-de-la-mer, que nous sommes les Mangeurs ; les Mangeurs de cendre, Mangeurs de terre, Mangeurs de sable, d’arbres et d’herbe ; les plus fondamentaux parmi les êtres vivants, les plus aimés, les plus réels aussi. Nous avons œuvré pour nous préparer à l’épreuve, et voici que, dans toute sa gloire, ce jour est maintenant tout proche ! (La voix du prophète à peau dorée monta dans les aigus ; Fwi-Song écarta les bras et ses replis de graisse tremblèrent.) Nous voici donc devant toi, attendant le moment de l’ascension qui nous délivrera de la mortalité, à ses ventres vides, ses entrailles évacuées et ses esprits affamés !
Les mains grassouillettes de Fwi-Song se heurtèrent et ses doigts s’entrecroisèrent tels de gros vers engraissés.
— Si je puis me…, coassa Horza.
Mais le géant s’adressait de nouveau à l’assistance pouilleuse de sa voix gargouillante, qui s’éleva au-dessus des sables d’or, des feux de cuisson et de ses sujets ternes et mal nourris.
Horza secoua légèrement la tête et regarda, au-delà de la plage, la navette aux portes béantes qui attendait là-bas. Plus il l’étudiait, plus il avait la conviction d’avoir affaire à un véhicule de la Culture.
Il n’arrivait pas à savoir pourquoi, mais il en était de plus en plus persuadé. La navette pouvait avoir une capacité de quarante ou cinquante passagers ; c’était suffisant pour transporter tout ce qu’il avait vu de la population de l’île. Elle n’avait l’air ni particulièrement récente, ni particulièrement rapide, et ne semblait pas comporter d’armes, mais il y avait quelque chose dans son dessin simple et purement fonctionnel qui évoquait immanquablement la Culture. Si celle-ci se mettait en tête de concevoir une charrette à traction animale ou une automobile, le résultat aurait toujours quelque chose de commun avec l’appareil qui se dressait au bout de la plage, malgré les abîmes de temps entre les époques respectives de ces moyens de locomotion. Il aurait été plus pratique d’utiliser un quelconque emblème, un logo ; mais la Culture était peu disposée à rendre ce service aux autres (on se demandait bien pourquoi), et irréaliste au dernier degré. Elle refusait de se fier aux symboles, soutenant que les choses étaient ce qu’elles étaient et qu’on n’avait donc nul besoin de telles représentations extérieures. La Culture était chaque individu, chaque machine contenus en son sein, et non une seule et unique entité. Il lui était tout aussi impossible de s’emprisonner dans des lois, de s’appauvrir par l’usage de l’argent ou de se donner des chefs qui risqueraient de l’égarer, que de présenter une image trompeuse d’elle-même en ayant recours aux signes.
Néanmoins, la Culture possédait tout de même un jeu de symboles dont elle s’enorgueillissait à loisir ; Horza avait la certitude que, s’il avait bien sous les yeux un vaisseau lui appartenant, il devait s’y trouver quelque part, à l’intérieur ou à l’extérieur, des inscriptions en marain.
Y avait-il un rapport quelconque entre l’appareil et la masse de chair qui continuait de haranguer les humains efflanqués groupés autour du feu ? Horza en doutait. Le marain de Fwi-Song était hésitant et mal maîtrisé. Bien que ses connaissances dans ce domaine fussent elles-mêmes limitées, Horza possédait suffisamment cette langue pour comprendre que le monstre l’écorchait. D’ailleurs, la Culture n’avait pas coutume de prêter ses véhicules aux fanatiques religieux déments. Était-elle donc là pour les évacuer ? Les mettre en sécurité en prévision du moment où la technologie super-évoluée de la Culture heurterait de plein fouet l’Orbitale de Vavatch ? Oui c’était sûrement ça ; le cœur lui manqua. Ainsi, il n’avait aucune porte de sortie. Soit ces cinglés le sacrifiaient, si c’était bien là le sort qu’ils lui réservaient, soit il se retrouverait prisonnier de la Culture.
Il s’obligea à ne pas envisager le pire. Après tout, il avait désormais l’apparence de Kraiklyn et, en fin de compte, il n’était pas tellement probable que les Mentaux de la Culture fassent le rapport entre lui, la TAC et Kraiklyn. Même la Culture ne pouvait penser à tout.
Tout de même… Ils étaient sûrement au courant de sa présence sur la Main de Dieu 137 ; ils savaient sans doute qu’il s’en était échappé, et que la TAC se trouvait dans les parages à ce moment-là. (Il se remémora les statistiques qu’avait données Xoralundra au commandant de la Main ; oui, l’UCG avait dû gagner la bataille… Il se rappela aussi les gauchisseurs cahotiques de la TAC : ils produisaient certainement un sillage que toute UCG qui se respectait pouvait repérer à des siècles de distance.)