Horza regarda le prophète dans les yeux mais ne répondit pas. Le jeune homme criait toujours et s’efforçait de se libérer. M. Premier était prosterné devant lui, à genoux, tête basse, et marmonnait des mots inaudibles. Les deux femmes ficelées de tissu terne remplissaient des récipients pleins de liquide fumant à partir des bacs et autres pots disséminés autour du feu, et le faisaient réchauffer sur les flammes. Horza huma de nouveau les mêmes odeurs qu’avant, et sentit son estomac se soulever encore.
Fwi-Song s’adressa aux femmes dans leur langue. Elles regardèrent Horza, puis vinrent à lui munies de leurs récipients et les lui placèrent sous le nez. Il détourna la tête et fronça le nez de dégoût devant ce qui évoquait, pour l’œil comme pour l’odorat, des entrailles de poisson baignant dans une sauce aux excréments. Puis elles remportèrent leur infâme brouet dont la puanteur lui resta dans les narines. Il s’efforça de respirer par la bouche.
Celle du jeune homme était à présent maintenue en position ouverte par des cales en bois ; ses cris avaient pris une autre tonalité. M. Premier l’immobilisait, et les femmes lui faisaient avaler louche après louche de leur mixture. Il rechignait, geignait, s’étranglait et cherchait à recracher le tout. Puis il poussa un ultime gémissement et vomit.
— Laissez-moi vous montrer mon armure, mon bienfait, reprit Fwi-Song à l’intention de Horza en saisissant un objet dissimulé derrière son énorme corps.
Il fit apparaître un paquet de chiffons qu’il entreprit de défaire, révélant progressivement un certain nombre de dispositifs métalliques semblables à des pièges qui étincelaient au soleil. Un doigt dans la bouche, l’obèse examina sa collection ; puis il s’empara d’un des petits appareils et le plaça dans sa cavité buccale en l’ajustant sur les pivots qu’y avait entrevus Horza.
— Là, reprit-il en relevant la tête vers lui avec un sourire triomphal. Qu’est-che que tu penches de cha ? (Le dentier, une double rangée de pointes inégales et acérées, scintilla dans sa bouche.) Ou de chelles-là ?
Fwi-Song échangea son dentier contre un autre, composé cette fois de crocs minuscules et fins comme des aiguilles, puis un autre pourvu de dents inclinées pareilles à des crochets à barbillons, et encore un autre, dont les dents étaient toutes percées d’un trou.
— Bas mal, hein ? (Il garda en bouche le dernier dentier et sourit à nouveau ; puis il se tourna vers M. Premier.) Qu’est-che que vous en dites, monchieur Premier ? Celui-là ? Ou alors… (Il ôta les dents à trou et en essaya un autre jeu, présentant cette fois des crocs effilés comme des lames.) Cha ? Moi, che les trouve plutôt bien. Oui, commenchons par chelles-chi. Châtions donc ches garnements.
La voix de Vingt-septième se faisait rauque. Quatre hommes s’agenouillèrent et lui soulevèrent une jambe. On transporta la litière de Fwi-Song devant le prisonnier ; l’obèse dénuda ses dents pointues, puis se pencha en avant et, avec un bref mouvement de tête, arracha un des orteils de Vingt-septième. Horza détourna les yeux.
Pendant la demi-heure qui suivit, et qu’il consacra à festoyer sans hâte, le prophète grignota diverses parties du corps de Vingt-septième en s’attaquant, grâce à ses différents dentiers, aux extrémités et aux rares dépôts adipeux qui demeuraient sur son corps. À chaque nouvel emplacement choisi pour la boucherie, le jeune homme retrouvait assez de souffle pour hurler.
Tantôt Horza observait la scène, tantôt il préférait regarder ailleurs ; tantôt il se mettait lui-même au défi de trouver comment punir cette grotesque caricature d’être humain, tantôt il se prenait simplement à souhaiter qu’on en finisse, que cesse cet épouvantable carnage. Fwi-Song garda pour la fin les doigts de son ex-disciple, puis se servit du dentier à trous comme d’un instrument à dénuder les fils électriques.
— Exchtrêmement chavoureux, proféra-t-il enfin en essuyant son visage tout ensanglanté sur son colossal avant-bras.
Vingt-septième était terrassé ; gémissant, dégoulinant de sang, il n’était plus qu’à demi conscient. On le bâillonna avec un lambeau de tissu, puis on le cloua au sol, sur le dos, au moyen d’éclats de bois fichés dans les paumes de ses mains mutilées tandis qu’un gros rocher lui écrasait les pieds. Il se remit à crier faiblement, malgré son bâillon, en voyant les disciples positionner Fwi-Song juste au-dessus de lui ; ce dernier manipula maladroitement des liens situés sur le côté de sa litière et, au bout d’un moment, un petit rabat s’ouvrit mollement sous son poids énorme, à l’aplomb de l’humain étouffé et tout éclaboussé de sang qui gisait sur le sable. Sur un signe du prophète, les hommes l’abaissèrent jusque sur le prisonnier, dont les gémissements cessèrent. Le prophète sourit et trouva enfin une position confortable par petits déplacements successifs de sa masse énorme, comme un oiseau qui s’apprête à couver ses œufs. Il était si corpulent qu’il masquait entièrement la forme humaine étalée sous lui. Il se mit à chantonner distraitement sous le regard attentif de l’assistance décharnée qui psalmodiait lentement, doucement, en se balançant debout avec un bel ensemble. Fwi-Song se mit à osciller doucement d’avant en arrière, insensiblement d’abord, puis de plus en plus nettement ; la sueur perla sur le dôme doré de son visage. Haletant, il fit un geste imprécis en direction des fidèles ; les deux femmes en bandelettes s’avancèrent et entreprirent de lécher les filets de sang qui coulaient de la bouche du prophète, dégoulinaient sur ses doubles mentons et descendaient jusqu’à sa formidable poitrine comme des traînées de sang vermillon. Fwi-Song émit un son étranglé, parut s’affaisser et demeura quelques instants inerte ; puis, d’un geste étonnamment vif et vigoureux des deux bras, il frappa en pleine tête les deux femmes occupées à le débarbouiller. Elles détalèrent et retournèrent se mêler à l’assistance. M. Premier entonna un chant plus sonore, que les autres reprirent après lui.
Au bout d’un moment, Fwi-Song ordonna qu’on soulève à nouveau sa litière. Les porteurs le hissèrent péniblement dans les airs, mettant au jour le cadavre écrasé de Vingt-septième, dont les geignements s’étaient tus à jamais.
On releva le corps, on le décapita et on détacha la calotte crânienne. Puis on mangea son cerveau, et à ce moment-là seulement Horza vomit.
— Et maintenant, chacun de nous deux est devenu l’autre, entonna solennellement Fwi-Song en s’adressant au crâne évidé du jeune homme.
Puis il jeta dans le feu, par-dessus son épaule, le contenu sanglant de son bol. Le reste du corps fut jeté à la mer.
— Seuls le cérémonial et l’amour du Destin nous distinguent de la bête, ô signe de la dévotion du Destin, gazouilla Fwi-Song tandis que, sous les yeux de Horza, les servantes lavaient et parfumaient son corps.
Toujours lié à son piquet, maintenu au sol et la bouche pleine de bile, Horza respirait méthodiquement. Il n’essaya même pas de répondre.
Le cadavre de Vingt-septième dérivait lentement vers le large. On sécha Fwi-Song de la tête aux pieds. Ses maigres fidèles restaient assis alentour, apathiques, ou surveillaient l’ébullition du liquide infect dans les bacs. M. Premier et ses deux assistantes ôtèrent leurs bandelettes et se retrouvèrent donc qui en tunique souillée mais sans accroc, qui en haillons déchiquetés. Fwi-Song se fit apporter devant Horza et déposer sur le sable.
— Sache, offrande des vagues, moisson de l’océan moutonneux, que mon peuple s’apprête à mettre fin à son jeûne. (Le prophète tendit brusquement un bras tout tremblotant de graisse afin d’englober les disciples qui s’affairaient auprès des chaudrons et des feux. Une puanteur d’aliments putréfiés envahit l’atmosphère.) Ils mangent ce que les autres laissent, ce que les autres ne veulent pas toucher, car ils souhaitent se rapprocher de la substance même du Destin. Ils mangent l’écorce à même l’arbre, l’herbe à même le sol, la mousse à même le rocher ; ils mangent le sable, les feuilles, les racines et la terre ; ils mangent la coquille et les entrailles des animaux marins, la charogne de la terre et des mers ; ils mangent les produits de leur propre corps et partagent les miens. Je suis la source de toute chose. Je suis la fontaine, la saveur sur leur langue. Toi, bulle d’écume sur l’océan de la vie, toi tu es signe. Fruit de l’océan, tu comprendras avant le moment de ta désagrégation que tu es tout ce que tu as mangé, et que la nourriture n’est rien d’autre qu’excréments non encore digérés. Voilà ce que j’ai compris, voilà ce que tu verras aussi.