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L’une des assistantes revint du rivage avec les dentiers propres de Fwi-Song. Il les lui prit des mains et les replaça dans leurs chiffons, quelque part derrière lui.

— Toute chose périra, mais nous ne périrons pas ; tout prend le chemin de la mort et de la désagrégation nées de la splendeur de l’ultime consommation.

Le prophète souriait toujours à Horza ; autour de lui s’allongeaient sur le sable les ombres de l’après-midi, tandis que ses sujets souffreteux se préparaient à absorber leur immonde repas. Horza assista à leurs tentatives, parfois infructueuses malgré les encouragements de M. Premier, mais qui, dans l’ensemble, s’achevaient par des vomissements. Ils cherchaient leur souffle entre deux gorgées laborieuses, mais rejetaient le plus souvent ce qu’on les forçait à engloutir. Fwi-Song les regardait tristement en secouant la tête.

— Vois-tu, même mes plus proches enfants ont encore des progrès à faire. Il nous faut supplier et prier pour qu’ils soient prêts quand le moment viendra, car il viendra, et ce dans quelques jours à peine. Nous devons espérer que leurs corps, qui ne sont pas assez en prise, en communication avec toute chose, ne fera pas d’eux des êtres méprisables aux yeux et dans la bouche de Dieu.

Espèce de sale bouffi. Si tu savais… Tu es à ma portée. Je pourrais te rendre aveugle, à cette distance ; cracher dans tes petits yeux, et alors peut-être…

Mais peut-être pas, songea Horza. Les globes oculaires du géant étaient si profondément enfouis entre la peau flasque de son front et celle de ses pommettes que la salive venimeuse qu’il aurait pu projeter en direction du monstre doré pouvait tout aussi bien ne pas atteindre comme prévu les membranes de l’œil. Mais c’était tout ce qu’il avait trouvé pour se consoler. Il pouvait toujours cracher dans les yeux du prophète, et voilà tout. Peut-être cette méthode se révélerait-elle efficace ultérieurement, mais il était stupide de vouloir l’appliquer maintenant. Horza préférait avoir affaire à un Fwi-Song bien voyant et tout gloussant qu’à un prophète aveugle et enragé.

L’obèse continuait à lui parler, sans jamais lui poser de questions ni jamais s’interrompre, mais en se répétant de plus en plus. Il lui racontait ses révélations, sa vie passée ; il avait été monstre de cirque, favori d’un satrape étranger sur un Mégavaisseau, adepte d’une religion à la mode à bord d’un autre Mégavaisseau… C’était d’ailleurs là qu’il avait eu la révélation, et convaincu une poignée de convertis de le suivre sur une île afin d’attendre la Fin de Toute Chose. D’autres disciples s’étaient présentés lorsque la Culture avait annoncé le destin qui attendait l’Orbitale de Vavatch. Horza n’écoutait que d’une oreille, occupé à réfléchir à toute allure pour trouver le moyen de s’en sortir.

— … Nous attendons la fin de toute chose, le tout dernier jour. Nous nous préparons à la consommation finale en mélangeant les fruits de la terre, de la mer et de la mort aux corps frêles faits de chair, de sang et d’os qui sont les nôtres. Tu es le signe, l’amuse-gueule, le fumet qui nous étaient destinés. Tu dois te sentir honoré.

— Puissant Prophète, déclara Horza en déglutissant péniblement et en faisant son possible pour s’exprimer calmement. (Fwi-Song s’interrompit, accentua le plissement de ses paupières et fronça légèrement les sourcils.) Je suis en vérité un signe, un signe qui vous est destiné. Je vous fais don de moi. Je suis le fidèle… le disciple dont le chiffre, le nom est : Dernier. Je suis venu vous délivrer de la machine venue du Vide. (Horza jeta un coup d’œil à la navette posée, portes ouvertes, tout au bout de la plage.) Je sais comment éliminer cette source de tentation. Laissez-moi vous prouver mon zèle en rendant cet infime service à votre souveraine et majestueuse personne. Alors vous verrez en moi votre ultime et plus dévoué serviteur : celui qui vient en Dernier, juste avant la désintégration, pour… pour armer de courage vos ouailles en vue de l’épreuve toute proche, et faire disparaître la mécanique tentatrice des Anathématiques. Je me suis mêlé aux étoiles, à l’air et à la mer afin de vous apporter ce message, cette délivrance.

Horza s’arrêta là, la gorge et les lèvres sèches, les yeux emplis de larmes par la puanteur lourdement épicée de la pitance des Mangeurs, que lui apportait une légère brise. Fwi-Song se tenait parfaitement immobile, affalé sur sa litière, et dévisageait Horza, les yeux réduits à de simples fentes, fronçant ses sourcils bulbeux.

— Monsieur Premier ! s’écria-t-il en se retournant vers l’individu blafard occupé à masser le ventre d’un infortuné Mangeur qui geignait, couché sur le sable.

L’interpellé se leva et s’approcha du prophète géant, qui lui adressa la parole dans sa langue mystérieuse en désignant Horza d’un mouvement de tête. M. Premier s’inclina légèrement, puis passa derrière Horza en prenant quelque chose dans les plis de sa tunique au moment où il sortait du champ de vision du Métamorphe. Ce dernier sentit son cœur battre à grands coups et reporta un regard éperdu sur Fwi-Song. Qu’avait dit le prophète ? Qu’allait faire M. Premier ? Des mains apparurent au-dessus de sa tête ; elles tenaient un objet. Horza ferma les yeux.

Un bâillon lui fut fermement appliqué sur la bouche. Il avait la même odeur fétide que les aliments des Mangeurs. Sa tête fut plaquée contre l’épieu. Puis M. Premier revint se tenir près du disciple couché. Horza regarda Fwi-Song, qui déclara :

— Bien. Comme je te le disais…

Horza cessa d’écouter. La foi cruelle du prophète obèse ne différait pas sensiblement d’un million d’autres dogmes ; seul son degré de barbarie la rendait inhabituelle en ces temps prétendument civilisés. Encore un effet pervers de la guerre, sans doute ; à mettre au compte de la Culture. Fwi-Song discourait, mais à quoi bon lui prêter attention ?

Horza se souvint : la Culture n’éprouvait que pitié envers celui qui croyait en un Dieu omnipotent ; elle ne se préoccupait pas plus des fondements de sa foi que du fou délirant qui se prétend Empereur de l’Univers. La nature de sa croyance n’était pas totalement dépourvue d’intérêt à ses yeux – dans la mesure où, compte tenu du milieu et de l’éducation reçue par le sujet, elle pouvait éclairer le dérapage qui s’était produit en lui – mais elle ne prenait pas son point de vue au sérieux.

C’était aussi ce que ressentait Horza face à Fwi-Song. Il voyait seulement en lui le maniaque qu’il était de toute évidence. Que sa folie se pare de cérémonial, cela ne changeait rien à l’affaire.

Nul doute que, dans ce cas précis, la Culture tomberait en désaccord avec lui ; elle prétendrait que la folie et la croyance religieuse présentaient de nombreux points communs. Mais que pouvait-on attendre d’autre de la Culture ? Les Idirans, eux, savaient ; et s’il n’approuvait pas tout ce qu’ils prêchaient, Horza respectait au moins leurs doctrines. Leur mode de vie tout entier, la moindre de leurs pensées, tout était illuminé, guidé et gouverné par une religion/philosophie unique, une foi en l’ordre et la place de chacun, et en un genre de rationalité sacrée.