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Si les Idirans avaient foi en l’ordre, c’était parce qu’ils avaient été trop souvent confrontés à son contraire. D’abord dans leur propre passé planétaire (par la course à l’évolution extraordinairement farouche à laquelle ils avaient dû prendre part sur Idir) puis – après leur entrée dans la société de l’amas stellaire auquel ils appartenaient – tout autour d’eux, au contact des autres espèces. Ils avaient souffert du manque d’ordre, et avaient perdu des millions de sujets dans des guerres ineptes exclusivement inspirées par la cupidité où ils se retrouvaient engagés en toute innocence. Ils s’étaient montrés naïfs, candides ; ils avaient trop espéré que les autres fonctionneraient de manière aussi sereine, aussi rationnelle qu’eux-mêmes.

Les Idirans croyaient en une prédétermination des lieux : tel individu trouverait éternellement sa place en tel ou tel endroit – que ce soient les hautes terres, les régions fertiles, les îles tempérées –, qu’il y soit né ou non ; le même raisonnement s’appliquait aux tribus, aux clans et aux races de leur planète (et même aux espèces extraplanétaires ; la plupart des anciens textes sacrés s’étaient avérés suffisamment adaptables et imprécis pour coïncider avec la découverte que les Idirans n’étaient pas seuls dans l’univers. Les textes prétendant le contraire avaient été promptement écartés et leurs auteurs maudits selon le rituel, dans un premier temps, avant de sombrer dans l’oubli pur et simple). Au niveau le plus prosaïque, ce dogme pouvait se ramener à une certitude simple : il existait une place pour chaque chose, et chaque chose devait occuper la place qui lui revenait. Cela fait, Dieu serait satisfait de l’univers, et la paix et la joie éternelles succéderaient au chaos.

Les Idirans se considéraient comme les agents de cette vaste restructuration. Ils étaient les élus ; Dieu leur avait donné la paix nécessaire à la compréhension de ses vœux, puis l’impulsion qui leur avait permis de passer de la contemplation à l’action, en mettant à profit les forces du désordre, celles-là même qu’ils étaient censés combattre, ainsi qu’ils l’avaient peu à peu compris.

Dieu nourrissait pour eux un autre dessein que l’étude. Ils devaient trouver leur place, du moins dans la galaxie ; et peut-être même en dehors. Les espèces parvenues à maturité pouvaient rechercher leur propre salut ; il fallait qu’elles conçoivent leurs propres lois et fassent la paix avec Dieu selon leurs propres termes (et, signe de générosité de Sa part, Il se réjouissait de leurs succès, même quand ils Le reniaient). Mais les autres, celles qui essaimaient, chaotiques et toujours belliqueuses… elles avaient besoin d’être guidées.

L’heure était venue pour les Idirans de rejeter ce jouet d’enfant qu’était l’effort égocentrique. Le simple fait qu’ils s’en soient rendu compte le prouvait clairement. En eux, et par le Verbe qu’ils avaient hérité du divin, par la Formule inscrite dans leur patrimoine génétique, un message nouveau était transmis : Mûrissez, Assagissez-vous. Préparez-vous.

Horza n’avait pas plus foi que Balvéda en la religion des Idirans, et voyait d’ailleurs dans leurs idéaux surdéterminés, trop bien ordonnés, la négation de la vie qu’il méprisait déjà tant chez la Culture, malgré son éthique plus indulgente au départ. Seulement, les Idirans ne comptaient que sur eux-mêmes, au lieu de se reposer comme elle sur des machines ; ils appartenaient donc encore pleinement au règne du vivant. Et pour Horza, cela faisait toute la différence.

Jamais les Idirans ne soumettraient les civilisations les moins évoluées de la galaxie ; jamais ne viendrait le jour du Jugement dernier dont ils rêvaient. Mais c’était la certitude même de cette ultime défaite qui rangeait les Idirans dans le bon camp ; elle faisait d’eux des êtres normaux, leur donnait une place dans la vie de la galaxie considérée dans son ensemble. Ils ne représentaient qu’une espèce de plus, une espèce qui se développerait et prendrait de l’ampleur pour parvenir en dernier lieu à la phase stationnaire que finissaient toujours par atteindre les espèces non suicidaires ; là s’arrêterait leur quête. Encore dix mille ans et les Idirans ne seraient plus qu’une civilisation parmi d’autres ; ils se contenteraient de vaquer à leurs propres occupations. On chérirait peut-être le souvenir de l’époque des conquêtes, mais à ce moment-là, elle n’aurait plus de sens ; il y aurait bien quelque théologie créative pour en fournir l’explication. Les Idirans avaient été par le passé des êtres sereins enclins à l’introspection, et ils le redeviendraient.

En dernière analyse, les Idirans étaient des créatures rationnelles. Ils se fiaient au bon sens avant d’écouter leurs émotions. Leur seul credo infondé était de dire que la vie avait un sens, qu’il existait une chose appelée « Dieu » pour laquelle toutes les langues ou presque possédaient un équivalent, et que ce Dieu désirait une existence meilleure pour Ses créatures. Alors ils poursuivaient eux-mêmes ce but, et se prenaient pour les bras, les mains et les doigts de Dieu. Mais le moment venu, ils reconnaîtraient leur erreur, ils verraient qu’il ne leur appartenait pas d’instaurer l’ordre ultime. Ils atteindraient à la sérénité et trouveraient la place qui leur revenait. La galaxie et ses civilisations multiples les assimileraient.

La Culture était d’une autre trempe. Elle pratiquait une politique interventionniste continuelle et de plus en plus étendue dont Horza ne voyait pas la limite. Son expansion pouvait se perpétuer indéfiniment, puisqu’elle n’était pas régie par des contraintes naturelles. Telle une cellule maligne, un cancer génétiquement, constitutionnellement privé d’interrupteur « marche-arrêt », la Culture continuerait de s’étendre tant qu’on le lui permettrait. Donc, puisqu’elle refusait de s’arrêter d’elle-même, il fallait bien qu’on le fasse à sa place.

Voilà la cause à laquelle il avait depuis bien longtemps décidé de se dévouer. Telles étaient les pensées de Horza, tandis que Fwi-Song s’escrimait à lui parler. Et cette cause, il ne pourrait plus la servir s’il ne réussissait pas à échapper aux Mangeurs.

Fwi-Song déblatéra encore quelque temps puis, sur un mot de M. Premier, ordonna qu’on fasse pivoter sa litière afin de pouvoir haranguer ses fidèles. Ceux-ci étaient pour la plupart très malades, ou manifestement sur le point de l’être. Fwi-Song revint au langage que Horza ne comprenait pas et délivra un discours aux allures de sermon sans prêter attention aux vomissements intempestifs qui secouaient certaines de ses ouailles.

Le soleil sombra sous l’horizon, la température se rafraîchit.

Son sermon achevé, Fwi-Song siégea en silence sur sa litière tandis que les Mangeurs s’avançaient un par un vers lui et s’inclinaient en prononçant quelques mots, l’air pénétré de sérieux. Le prophète arborait un grand sourire et hochait à l’occasion sa tête-dôme, sans doute pour exprimer son assentiment.

Un peu plus tard, les Mangeurs se mirent à psalmodier et à chanter tandis que Fwi-Song se faisait laver puis oindre par les deux femmes qui avaient officié à ses côtés dans le meurtre de Vingt-septième. Puis, luisant tout entier sous les rayons du soleil déclinant et agitant joyeusement la main, il se fit emporter dans la petite forêt qui bordait la plage en direction de l’unique mont émoussé de l’île.

On apporta du bois, on alimenta les feux. Les Mangeurs se dispersèrent parmi les tentes et les foyers, ou s’éloignèrent en emportant des paniers rudimentaires, probablement pour aller ramasser de nouveaux détritus, qu’ils tenteraient ensuite de consommer.

À l’approche du crépuscule, M. Premier vint se joindre aux cinq Mangeurs muets assis autour du feu, que Horza était à présent las de contempler. Les maigres humains n’avaient guère pris garde au Métamorphe, mais M. Premier, lui, vint s’asseoir près du prisonnier lié à l’épieu. Il tenait dans une main une petite pierre, et dans l’autre quelques-uns des dentiers dont Vingt-septième avait fait un peu plus tôt les frais. Il entreprit de les aiguiser ou de les polir tout en s’entretenant avec les autres. Au bout d’un moment, deux ou trois d’entre eux regagnèrent leurs tentes, et M. Premier passa derrière Horza pour dénouer son bâillon. Le Métamorphe respira par la bouche histoire de dissiper le goût infâme qui l’emplissait, puis fit jouer sa mâchoire et se tortilla pour soulager les douleurs qui s’accumulaient dans ses membres.