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— À l’aise ? fit M. Premier en s’accroupissant de nouveau.

Il se remit à affûter les crocs métalliques qui scintillaient sous la lueur des flammes.

— Je me suis déjà senti mieux, répondit Horza.

— Le pire est encore à venir…, l’ami, répliqua M. Premier en prononçant ce dernier mot comme s’il exprimait une malédiction.

— Je m’appelle Horza.

— Je ne veux pas le savoir. (Il secoua la tête.) Ton nom n’a pas d’importance ? Tu n’as pas d’importance.

— C’est bien ce que je commençais à me dire, en effet, reconnut Horza.

— Tiens donc ! fit M. Premier, qui se releva et se rapprocha du Métamorphe. Vraiment ? (Il brandit le dentier d’acier et égratigna Horza à la joue gauche.) On se croit très malin, hein ? On croit peut-être qu’on va s’en sortir ? (Il lui donna un coup de pied dans le ventre. Horza suffoqua.) Tu vois… Tu ne comptes pas. Tu n’es qu’un morceau de viande. Comme tous les autres. Rien que de la viande. Et puis de toute manière, ajouta-t-il en lui décochant une nouvelle ruade, la douleur n’a pas de réalité. Ce n’est qu’un ensemble de phénomènes chimiques et électriques, ou quelque chose dans ce genre, pas vrai ?

— Ah ! coassa Horza en sentant flamber brièvement ses douleurs. Si. C’est vrai.

— Bien, fit l’autre avec un grand sourire. Tu n’auras qu’à penser à ça demain, d’accord ? Tu n’es qu’un tas de viande, et le prophète n’est qu’un tas de viande un peu plus gros que toi, c’est tout.

— Mais alors…, euh, vous ne croyez pas à l’existence de l’âme ? demanda Horza sur un ton de défi en espérant que cela ne lui vaudrait pas un nouveau coup de pied.

— Merde à ton âme, étranger, s’esclaffa M. Premier. Tu as intérêt à ce que l’âme n’existe pas. Il y a les mangeurs naturels, et puis ceux qui se feront toujours manger ; je ne vois pas en quoi leurs âmes diffèrent. Donc, comme tu fais manifestement partie de ceux qui se font manger, tu as intérêt à ce qu’elle n’existe pas. Crois-moi, c’est ce que tu as de mieux à attendre de l’avenir. (M. Premier fit réapparaître le chiffon qu’il avait ôté un peu plus tôt de la bouche de Horza et le remit en place en disant :) Non, l’âme ne serait pas une solution pour toi, l’ami. Mais si jamais il s’avère que tu en as une, reviens me le dire, que je rigole un bon coup, d’accord ?

M. Premier serra très fort le bout de tissu noué autour de sa tête en lui plaquant l’arrière du crâne contre l’épieu.

Quand le lieutenant de Fwi-Song eut fini d’affûter les prothèses de métal luisant, il se leva et alla parler aux autres Mangeurs assis autour du feu. Au bout d’un moment, ils se dirigèrent tous vers certaines petites tentes et eurent bientôt déserté la plage. Horza resta seul à contempler les foyers mourants.

Les vagues s’écrasaient doucement sur la ligne de brisants, les étoiles décrivaient lentement leur orbe au-dessus de sa tête, et la face diurne de l’Orbitale dessinait un trait de lumière vive dans le ciel. Éclatante sous les feux du soleil et de l’Orbi-jour se dressait la masse silencieuse et patiente de la navette de la Culture avec, derrière ses portes béantes, une zone d’ombre qui était la promesse d’un abri sûr.

Horza avait déjà maintes fois éprouvé la solidité de ses liens. Il ne lui servirait à rien de tortiller les poignets ; la corde – ou la ficelle – dont ils s’étaient servis se resserrait insensiblement à mesure que le temps passait, et aurait tôt fait de compenser le mou qu’il réussirait à obtenir. Peut-être rétrécissait-elle en séchant, auquel cas ils avaient dû la mouiller avant de le ligoter. Comment savoir ? Il avait toujours la possibilité d’intensifier les sécrétions acides de ses glandes sudoripares à l’endroit du contact entre les liens et sa peau, tactique qui méritait toujours d’être tentée, mais même la longue nuit de Vavatch ne suffirait pas à l’accomplissement du processus.

La douleur n’a aucune réalité, se dit-il. Tu parles !

Il s’éveilla à l’aube, en même temps que quelques-uns des Mangeurs qui se dirigèrent sans hâte vers le bord de l’eau pour aller faire leurs ablutions dans les rouleaux. Horza avait froid. Il se mit à trembler aussitôt réveillé, et se rendit compte que sa température corporelle avait dû considérablement baisser pendant la nuit, durant la transe légère nécessaire à la modification des cellules de la peau de ses poignets. Il tira sur ses liens, espérant y sentir un certain relâchement, une certaine rupture des fibres ou des filaments, mais rien. Rien qu’une souffrance supplémentaire dans ses paumes, où la transpiration s’était répandue sur une peau non métamorphosée, et donc non protégée contre les acides sécrétés. Il s’en inquiéta momentanément, songeant que s’il voulait contrefaire correctement Kraiklyn, il devrait se doter des empreintes digitales et palmaires du commandant de la TAC et, par conséquent, conserver une peau dans l’état requis par la métamorphose. Puis il se moqua de lui-même : selon toute probabilité, il ne vivrait même pas jusqu’au soir.

Il envisagea vaguement la possibilité de mettre fin à ses jours. C’était faisable : moyennant quelques préparatifs internes, il pouvait se servir sur lui-même de ses dents toxiques. Mais tant qu’il lui restait une chance, même infime, de s’en tirer il n’arrivait pas à l’envisager sérieusement. Il se demanda comment les citoyens de la Culture réagissaient face à la guerre ; eux aussi étaient censés décider du moment de leur mort, encore que, d’après la rumeur, le processus fût plus complexe qu’un simple empoisonnement. Comment résistaient-ils donc, ces êtres mous à l’âme gâtée par le pacifisme ? Il se les représenta au combat, s’autoeuthanasiant dès les premiers échanges d’artillerie, dès les premières blessures. L’idée le fit sourire.

Les Idirans avaient parfois recours à la transe mortelle, mais seulement en cas d’extrême humiliation, d’extrême infamie, ou lorsque l’œuvre de toute une vie voyait son achèvement, ou encore sous la menace d’une infirmité handicapante. À la différence des sujets de la Culture – ou des Métamorphes – ils éprouvaient la souffrance dans toute son ampleur, une souffrance non amortie par des inhibiteurs génofixés. Les Métamorphes, pour leur part, considéraient la douleur comme une sorte de « gueule de bois » semi-superflue, reliquat de l’évolution qui les éloignait de l’animal ; pour la Culture, souffrir était tout bonnement une hantise. Les Idirans, eux, la considéraient avec une espèce de fier dédain.

Le regard de Horza se porta, au-delà des deux grands canoës, vers les portes ouvertes de la navette. Un couple d’oiseaux au plumage multicolore se pavanait sur son nez en effectuant une petite danse rituelle. Il les observa un moment tandis que le camp des Mangeurs s’éveillait peu à peu sous un soleil matinal de plus en plus ardent. Une brume s’élevait au-dessus de la forêt clairsemée, et on voyait quelques petits nuages, très haut dans le ciel. M. Premier sortit de sa tente en bâillant et en s’étirant, puis prit dans les plis de sa tunique son gros fusil à projectiles et tira en l’air. Il s’agissait manifestement d’un signal intimant à tous les Mangeurs l’ordre de se lever et de s’atteler à leurs tâches quotidiennes, quand ce n’était pas déjà fait.