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La détonation produite par son arme sommaire effraya les deux oiseaux, qui prirent leur essor au-dessus des arbres et des broussailles et filèrent en suivant la courbure de la côte. Horza les regarda s’envoler, puis baissa à nouveau les yeux sur le sable doré en s’obligeant à respirer lentement, profondément.

— C’est un grand jour pour toi, étranger, déclara M. Premier avec un large sourire en s’approchant du Métamorphe.

Il replaça son arme dans son fourreau de ficelle. Horza le regarda sans rien dire. Il va y avoir un nouveau festin en mon honneur, songea-t-il.

M. Premier fit le tour du prisonnier en l’observant. Horza le suivit des yeux aussi longtemps que possible, s’attendant à ce que l’homme découvre les éventuels dégâts infligés par les sécrétions acides à la corde qui enserrait ses poignets, mais l’autre ne remarqua rien ; lorsqu’il revint dans le champ de vision du Métamorphe, il hochait légèrement la tête, un demi-sourire aux lèvres, apparemment satisfait de constater que sa victime était correctement immobilisée. Horza banda ses muscles de toutes ses forces, tendant ainsi les liens de ses poignets, mais ne sentit pas le moindre mou. Sa tentative avait échoué. M. Premier s’en alla superviser la mise à flot d’un canoë de pêche.

Fwi-Song sortit de la forêt sur sa litière peu avant midi, au moment même où le canoë rentrait.

— Don des mers et de l’air ! Tribut prélevé sur les infinies richesses de la Mer Circulaire ! Vois quelle merveilleuse journée t’attend ! (L’obèse se fit porter devant Horza et déposer auprès du feu. Là, il sourit au Métamorphe.) Tu as eu toute la journée pour réfléchir à ce que ce jour te réserve ; malgré les ténèbres, tu as pu contempler les fruits du Vide. Tu as observé les espaces qui s’étendent entre les étoiles, constaté l’immensité du néant et la rareté de son contraire. Tu es maintenant à même d’apprécier à sa juste valeur l’honneur que nous nous préparons à te faire. Quelle chance tu as d’être un signe à moi destiné, ô mon offrande !

Dans son ravissement, Fwi-Song frappa dans ses mains et son corps énorme tremblota de la tête aux pieds. Ses mains dodues se portèrent à sa bouche tandis qu’il parlait, et les replis de chair qui surmontaient ses yeux se soulevèrent momentanément, révélant ses prunelles blanchâtres.

— Ho-hooo ! Comme nous allons nous divertir !

Le prophète fit un signe et ses petits serviteurs le portèrent jusqu’au rivage, où il se ferait baigner et oindre.

Horza assista aux préparatifs du repas ; les Mangeurs vidèrent les poissons, dont ils rejetaient la chair pour ne conserver que les entrailles, la peau, la tête et les arêtes. Puis ils écalèrent les mollusques en ne gardant que les coquilles, qu’ils pilèrent avec des algues et des limaces de mer aux couleurs vives. Horza surveilla toute la scène et eut le temps de voir que les Mangeurs étaient vraiment dans un état pitoyable : cicatrices, escarres, carences pathologiques, faiblesse générale… Rhumes, toux, desquamations et membres partiellement difformes révélaient que la diète leur serait peu à peu fatale. On rendit aux vagues la chair morte et les animaux marins rassemblés dans de grands paniers tout imprégnés de sang. Horza les observa aussi attentivement que le lui permettaient son bâillon et son éloignement, mais pas un ne préleva la moindre bouchée discrète en vidant les paniers dans la mer.

Fwi-Song, qu’on séchait juste au bord de l’eau, les regardait faire en approuvant de la tête et en leur prodiguant posément ses encouragements. Puis il tapa dans ses mains et les porteurs le rapprochèrent à nouveau du feu et du Métamorphe.

— Objet de l’offertoire ! Ô toi mon bienfait ! Prépare-toi ! roucoula l’obèse en s’installant confortablement sur sa litière par une série de petits tortillements qui firent onduler les vastes replis de chair composant son corps massif.

Horza sentit sa respiration s’accélérer et son cœur battre à grands coups dans sa poitrine. Il déglutit et tira encore plus fort sur la corde qui lui maintenait les mains liées. M. Premier et les deux femmes de la veille cherchaient dans le sable les sacs enfouis contenant leurs maigres vêtements de cérémonie.

Tous les Mangeurs se regroupèrent autour du feu, face à Horza. Ils lui jetaient des regards tantôt noirs, tantôt vaguement intéressés, mais sans plus. Il y avait dans leurs gestes et dans leurs expressions une indolence que Horza trouvait plus déprimante encore que la haine avérée ou la joie sadique que d’autres auraient pu manifester.

Ils se mirent à psalmodier. Imité par les deux femmes, M. Premier entourait son corps de bandes de tissu. Il regarda Horza et sourit.

— Loué soit cet instant de bonheur en ces jours ultimes ! s’écria Fwi-Song en élevant à la fois le ton et les mains. (Ses intonations assourdies se portèrent vers le centre de l’île. Les odeurs de cuisine envahirent à nouveau les narines du Métamorphe.) Que la décomposition-recomposition de cet être soit pour nous un symbole ! poursuivit-il en laissant retomber ses bras et leurs énormes bourrelets de chair blanche. (Le prophète entrecroisa ses doigts dodus et les surfaces mordorées de son anatomie brillèrent au soleil.) Que sa souffrance soit notre jouissance, comme notre désagrégation sera notre réunion ; que son dépeçage soit notre satisfaction, notre délectation !

La tête haute, Fwi-Song poursuivit alors dans la langue que seuls ses fidèles comprenaient. Ceux-ci entonnèrent un autre chant, d’une intensité accrue. M. Premier et les deux femmes s’approchèrent de Horza.

Ce dernier sentit l’homme au teint pâle lui enlever son bâillon. Il s’adressa ensuite aux deux femmes, qui se dirigèrent vers les cuves pleines de liquide bouillonnant et fétide. Horza se sentait en proie à un léger vertige ; il percevait au fond de sa gorge un goût qu’il ne connaissait que trop bien, comme si l’acide sécrété autour de ses poignets s’était propagé jusqu’à sa langue. Il tira encore une fois sur ses liens et sentit ses muscles frémir. Le chant se prolongeait ; les femmes emplissaient des bols. Déjà son estomac vide se contractait.

Il y a deux façons de se libérer de ses liens, en dehors des solutions accessibles aux non-Métamorphes [disaient les comptes rendus de cours de l’Académie] : l’impulsion sudatoire acide soutenue lorsque la matière immobilisatrice s’y prête, et l’amenuisement malléable préférentiel de la zone du membre concerné.

Horza tenta à nouveau de rassembler ses forces.

La sudation acide est susceptible d’endommager non seulement les régions cutanées adjacentes mais l’organisme dans son ensemble par le biais des déséquilibres chimiques induits. Quant à l’amenuisement pratiqué à l’excès il entraîne un risque d’affaiblissement des os et des muscles tel que leur utilisation subséquente pourra s’en trouver sévèrement restreinte lors d’une éventuelle tentative d’évasion plus ou moins prolongée dans le temps.

M. Premier arrivait, avec en main les cales de bois qu’il allait insérer dans la bouche de Horza. Deux des plus grands Mangeurs se détachèrent du premier rang, prêts à l’assister dans sa tâche. Fwi-Song passait la main derrière son dos. Les femmes revenaient des cuves.

— Ouvre tout grand la bouche, étranger, proféra M. Premier en brandissant les deux cales. Ou bien nous faudra-t-il employer le pied-de-biche ?

Les bras de Horza se tendirent. Ses biceps remuèrent. M. Premier s’en rendit compte et fit momentanément halte. Une des mains du Métamorphe se dégagea et jaillit en demi-cercle, les ongles tendus vers le visage de l’homme au teint blême. Celui-ci se rejeta en arrière, mais ne se montra pas assez prompt.