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Horza sentit les cordelettes céder. Il libéra son bras, puis un de ses pieds, et se mit debout tant bien que mal. Fwi-Song émettait des gargouillements et des sons étranglés, M. Premier ululait en secouant la tête en tous sens et en agitant sa main captive comme pour figurer une grotesque parodie de poignée de main. Les Mangeurs se ruaient vers les canoës ou la navette, quand ils ne se jetaient pas à plat-ventre dans le sable.

Horza réussit enfin à se libérer tout à fait, et se rapprocha d’un pas chancelant du couple grossièrement disproportionné que formaient les deux êtres reliés par la main. Puis il plongea à genoux et s’empara du fusil tombé à terre. Au moment où il se relevait, comme s’il avait de nouveau la possibilité de voir, Fwi-Song éructa un ultime borborygme accompagné de projections de salive et s’inclina légèrement du côté où tirait M. Premier. Celui-ci retomba à genoux sans cesser de hurler : le venin déchiquetait les membranes de ses yeux et attaquait maintenant les nerfs optiques. Le prophète bascula, son bras et sa main se ramollirent ; M. Premier releva la tête juste à temps pour voir, malgré sa torture, l’énorme masse s’abattre sur lui. Tout en aspirant une goulée d’air, il poussa un unique hurlement et sa main échappa enfin à l’emprise des gros doigts violacés ; il voulut se remettre sur ses pieds, mais alors Fwi-Song roula sur lui-même et le heurta de plein fouet. Le disciple s’écroula et, avant d’avoir pu émettre un son, se retrouva submergé sous la graisse, aplati dans le sable de la tête jusqu’au postérieur.

Les yeux de Fwi-Song se fermèrent lentement. La main qui tenait sa gorge retomba mollement sur le sol, puis rebondit au bord du foyer où elle se mit à grésiller.

Les jambes de M. Premier tatouèrent frénétiquement le sable au moment même où s’enfuyait le dernier Mangeur ; tous couraient vers les embarcations, la navette ou la forêt en contournant les tentes et en sautant par-dessus les feux. Puis les deux membres inférieurs décharnés du disciple furent pris de faibles spasmes, et au bout d’un moment cessèrent tout à fait de remuer. Malgré tous leurs efforts, ils n’avaient pas réussi à faire bouger d’un centimètre le formidable corps de Fwi-Song.

Horza souffla sur le fusil qu’il tenait gauchement à la main afin de le débarrasser du sable qui le maculait, et se déplaça pour ne plus sentir l’odeur de la chair brûlée dégagée par le prophète. Il vérifia le fonctionnement de l’arme, puis scruta la plage déserte en direction du campement. On mettait les canoës à la mer. D’autres Mangeurs se pressaient dans la navette de la Culture.

Il étira ses membres endoloris, examina son doigt dépecé, puis haussa les épaules, coinça le fusil sous son bras, saisit les os dans sa main valide et tira tout en exerçant une torsion. Les phalanges inutilisables de son doigt se détachèrent brusquement, et il les jeta dans le feu.

De toute façon, la douleur n’a aucune réalité, se redit-il sans conviction. Là-dessus, il partit au petit trot vers l’appareil de la Culture.

Les Mangeurs le virent venir tout droit sur eux et se remirent à crier. Puis ils ressortirent pêle-mêle du navire, certains traversant la plage pour se jeter dans les vagues à la suite des canoës, d’autres s’éparpillant dans la forêt. Horza ralentit pour leur laisser le temps de s’enfuir, puis contempla avec méfiance les portes béantes de l’appareil. Il entrevoyait des sièges au sommet de la courte passerelle, puis des lumières et, tout au fond, une cloison. Il inspira profondément et gravit le plan incliné.

— Bonjour, fit une voix synthétique assez peu raffinée.

Horza regarda autour de lui. Le véhicule semblait vieux et usagé. Il provenait de la Culture, cela ne faisait toujours aucun doute, mais il lui manquait la netteté impeccable qui caractérisait habituellement ses produits.

— Pourquoi ces gens ont-ils si peur de vous ?

Horza cherchait toujours l’origine de la voix.

— Je ne sais pas très bien, répondit-il enfin en haussant les épaules.

Le Métamorphe était nu et tenait encore son arme ; si son doigt ne saignait déjà plus, il n’en était pas moins réduit à deux lambeaux de peau. Il songea que, même sans cela, il devait avoir l’air menaçant, mais peut-être la navette ne le savait-elle pas.

— Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ? reprit-il en décidant de feindre l’ignorance.

Il regarda partout avec ostentation, allant jusqu’à inspecter l’avant du véhicule en passant la tête par la porte du poste de pilotage.

— Je suis la navette. Enfin, son cerveau. Comment allez-vous ?

— Bien. Très bien. Et vous ?

— Pas trop mal, étant donné les circonstances, merci. Je ne me suis pas ennuyé du tout, mais je me réjouis d’avoir enfin quelqu’un avec qui discuter. Vous parlez très bien le marain ; où l’avez-vous appris ?

— Euh…, j’ai suivi des cours. (Horza fit mine de chercher encore autour de lui.) Écoutez, je ne sais pas vers où me tourner quand je vous parle, alors dites-moi où vous êtes, hein !

— Ha-ha ! Le mieux est sans doute de lever la tête, vers l’avant, près de la cloison. (Horza s’exécuta.) Vous voyez ce petit objet circulaire, au milieu, près du plafond ? C’est un de mes yeux.

— Ah ! fit Horza, qui agita la main en souriant. Eh bien, salut ! Je m’appelle… Orab.

— Enchanté, Orab. Moi, je m’appelle Tséalsir. Ce n’est en réalité qu’une partie de ma désignation complète, mais vous pouvez vous en contenter. Qu’est-ce qui s’est passé, là-dehors ? Je ne surveillais pas les individus que j’avais pour mission d’évacuer ; on me l’a interdit, au cas où cela me perturberait ; mais j’ai tout de même entendu des cris quand ces gens se sont approchés de moi ; et en entrant ils paraissaient effrayés. C’est alors qu’ils vous ont vu et qu’ils se sont enfuis. Qu’est-ce que cet objet, dans vos mains ? Une arme ? Je suis obligé de vous demander de l’abandonner afin que je la mette en sécurité. Je suis ici pour évacuer les individus qui le désirent en vue de la destruction de l’Orbitale, et nous ne pouvons nous permettre de transporter des armes dangereuses : il ne faudrait pas que quelqu’un soit blessé, vous comprenez. Qu’est-il arrivé à votre doigt ? Je possède un excellent médikit à bord. Voulez-vous que je le mette à votre disposition, Orab ?

— Oui, c’est une idée.

— Très bien. Il se trouve de l’autre côté de la porte qui mène au compartiment avant, sur la gauche.

Horza s’engagea entre les rangées de sièges, en direction de l’avant de l’appareil. Malgré son âge, la navette renfermait une odeur de… il ne savait pas de quoi. C’était sans doute dû à tous les matériaux synthétiques qui la composaient. Après les odeurs certes naturelles, mais ô combien pestilentielles qu’il avait senties ces dernières vingt-quatre heures, Horza appréciait son nouvel environnement, même s’il se trouvait désormais en territoire de la Culture, et donc ennemi. Il effleura son fusil comme pour actionner quelque chose.

— Je mets simplement le cran de sécurité, déclara-t-il à l’intention de l’œil du plafond. Je ne tiens pas à m’en servir, mais ces gens essayaient de me tuer, et je me sens mieux avec une arme à portée de main, si vous voyez ce que je veux dire.

— Eh bien, pas vraiment, Orab, répondit la navette. Mais il me semble que je peux tout de même comprendre. Néanmoins, vous devrez me remettre cette arme avant le décollage.

— Pas de problème. Dès que vous aurez fermé les portes arrière.

Horza se tenait à présent sur le seuil de la porte séparant l’habitacle de la petite cabine de contrôle. Il s’agissait en fait d’un étroit couloir mesurant moins de deux mètres de long, avec une ouverture à chaque bout. Horza examina brièvement les alentours, mais ne distingua pas d’autre « œil ». Puis il aperçut, à hauteur de hanche, un panneau ouvert révélant une trousse de secours particulièrement bien fournie.