Выбрать главу

— Imbécile ! fit-il.

Il éteignit avec son extincteur manuel les foyers mineurs du couloir ainsi que le cerveau incandescent de la navette, puis alla s’asseoir dans l’habitacle, près de la porte arrière, en attendant que la fumée se dissipe. Il ne vit pas de Mangeurs, ni sur la plage, ni dans la forêt ; les canoës avaient également disparu. Il chercha les commandes de la porte et ne tarda pas à les trouver : elles se refermèrent avec un sifflement, et Horza sourit.

Il revint dans la cabine et entreprit de presser quelques boutons ou de rabattre certains panneaux sur le tableau de bord, afin de rendre un peu de vie aux écrans. Ceux-ci se rallumèrent brusquement alors qu’il tripotait des boutons situés sur l’accoudoir d’un siège large comme un canapé. Le bruit de ressac qui s’éleva alors lui fit croire que la porte arrière s’était rouverte, mais c’étaient seulement les micros extérieurs qui lui transmettaient les sons du dehors. Les écrans se mirent à palpiter ou à s’illuminer, pleins de chiffres et de lignes, des volets s’ouvrirent en face des sièges ; manettes et leviers surgirent sans effort en émettant une sorte de soupir, puis se verrouillèrent en place avec un déclic, tout prêts à être pris en main et actionnés. Horza ne s’était pas senti le cœur aussi léger depuis des jours. Il partit à la recherche de nourriture et finit par voir ses efforts récompensés, mais au terme d’une quête interminable et contrariante. Il avait très faim.

De petits insectes détalaient en rangs ordonnés sur l’énorme cadavre affalé dans le sable, une main gisant carbonisée dans les flammes mourantes du feu.

Ils s’attaquèrent tout d’abord aux yeux, profondément enfoncés et demeurés ouverts. Lorsque la navette s’éleva dans les airs, incertaine, ils en eurent à peine conscience. Elle gagna de la vitesse, décrivit un virage inélégant au-dessus de la montagne, puis s’éloigna de l’île en rugissant dans l’air du soir.

Interlude dans les ténèbres

Pour illustrer sa capacité informationnelle, le Mental se servait d’une image. Il aimait à se représenter le contenu de ses banques-mémoire sous forme d’inscriptions portées sur des cartes, de petits morceaux de papier couverts d’une écriture minuscule, mais lisible pour l’œil humain. En prenant des caractères de deux millimètres de haut, et un bout de papier de dix centimètres carrés écrit des deux côtés, on pouvait caser dix mille signes sur chaque carte. Dans un tiroir d’un mètre de long, on pouvait ranger environ un millier de cartes – c’est-à-dire dix millions d’unités-information. Dans une petite pièce de quelques mètres carrés pourvue d’un couloir juste assez large pour laisser passer un tiroir, on aurait peut-être pu mettre mille de ces tiroirs, répartis en armoires-classeurs sans perte de place : dix milliards de caractères en tout.

Un carré d’un kilomètre de côté pouvait contenir jusqu’à cent mille de ces petites cellules ; mille étages ainsi constitués donneraient un immeuble de deux mille mètres de haut, doté de cent millions de pièces individuelles. Qu’on continue d’édifier ces tours trapues, bien serrées les unes contre les autres, jusqu’à ce qu’elles tapissent entièrement la surface d’un monde de bonne taille et de gravité standard – mettons un milliard de kilomètres carrés –, et on obtiendrait une planète pourvue d’une aire totale d’un trillion de kilomètres carrés, cent quadrillions de pièces truffées de cartes, trente années-lumière de couloirs et un nombre de caractères potentiels stockés assez élevé pour plonger dans l’ahurissement n’importe quel esprit.

En base 10, ce nombre serait un 1 suivi de vingt-sept zéros ; or, il ne représentait encore qu’une fraction de la capacité globale du Mental. Pour en donner une idée plus fidèle, il aurait fallu élargir la comparaison à un millier de mondes-cartes ; tout un ensemble de systèmes, tout un amas de globes bourrés d’information… Et cette capacité énorme était stockée dans un espace plus restreint qu’une seule de ces petites pièces, à l’intérieur du Mental…

Dans les ténèbres, le Mental attendait.

Il avait tenu le compte du temps qui passait, et tenté d’estimer la longueur de l’attente qui serait encore nécessaire. Il savait, jusqu’à la plus inimaginable fraction de seconde, depuis combien de temps il se trouvait dans les tunnels du Complexe de Commandement, et contemplait cette durée plus souvent qu’il n’aurait voulu. Il la sentait grandir en lui. C’est peut-être un gage de sécurité, songeait-il. Comme un petit fétiche ; quelque chose à quoi on peut se raccrocher.

Il avait exploré les tunnels, sondé et répertorié l’ensemble. Tout affaibli, endommagé et quasi inopérant qu’il fût, il lui avait paru profitable d’examiner ce labyrinthe de tunnels et de cavernes, ne serait-ce que pour détourner ses pensées de sa propre condition de réfugié sur ce monde. Là où il ne pouvait pas se rendre lui-même, il envoyait son ultime télédrone, afin que la petite machine aille jeter un coup d’œil et voir ce qu’il y avait à voir.

Et tout cela lui paraissait à la fois assommant et épouvantablement déprimant. Les concepteurs du Complexe de Commandement avaient vraiment atteint un niveau technologique très bas ; dans les tunnels, tout fonctionnait soit mécaniquement, soit électroniquement. Roues, engrenages, câbles, supraconducteurs, fibres optiques… Tout cela est bien rudimentaire, se disait le Mental ; il n’y a vraiment rien là-dedans qui puisse m’intéresser un tant soit peu. Un unique coup d’œil au travers des machines et des appareillages divers disposés çà et là dans les tunnels lui suffisait à les identifier avec précision : matériau constitutif, mode de construction, fonction… Nul mystère, rien pour exercer son esprit.

D’autre part, il y avait quelque chose d’effrayant dans l’inexactitude de tout cet attirail. Le Mental contemplait une pièce métallique soigneusement usinée, ou quelque forme en plastique délicatement moulée, et comprenait que pour les créateurs du Complexe, et pour eux seulement, ces objets étaient exacts, précis, conçus pour ne comporter qu’une marge de tolérance infime par rapport à leur modèle ; à leurs yeux, ils étaient pourvus de lignes parfaitement droites, de bords sans défaut, de surfaces bien lisses, d’angles droits irréprochables… et ainsi de suite. Mais le Mental, lui, malgré ses capteurs détériorés, en percevait les contours irréguliers, la rusticité des pièces et des composants. Tout cela suffisait aux gens de cette époque reculée, et leurs machines satisfaisaient au critère le plus important de tous : elles fonctionnaient…

Elles n’en restaient pas moins grossières, gauches, imparfaitement conçues et manufacturées. Et sans très bien savoir pourquoi, le Mental trouvait cela inquiétant.

Il allait devoir utiliser cette technologie antique, élémentaire, cette machinerie de seconde main. Il allait devoir s’y connecter.

Il avait fait le tour de la question, comme il avait pu, et décidé de mettre sur pied un plan d’action au cas où les Idirans réussiraient à faire passer quelqu’un à travers la Barrière de la Sérénité et menaceraient le secret de sa position.

Il allait s’armer, se ménager une cachette. Comme ces deux initiatives impliquaient d’endommager le Complexe, il n’agirait qu’en cas de menace avérée. Alors il serait bien obligé d’encourir le mécontentement des Dra’Azon.

Mais on n’en arriverait peut-être pas là. En tout cas, il l’espérait ; prévoir, c’était une chose. Passer à l’action en était une autre. Le Mental n’avait sans doute pas beaucoup de temps devant lui pour s’armer ou se cacher. Par conséquent, ces deux projets seraient réalisés de manière assez rudimentaire, d’autant qu’il ne lui restait qu’un seul télédrone, sans compter les dégâts sévères qu’avaient subis ses champs, pour manœuvrer les équipements du Complexe.