Enfin, c’était mieux que rien. Mieux valait avoir des problèmes que les voir tous éradiqués par sa propre mort…
Le Mental s’était toutefois découvert un autre problème qui, pour revêtir un caractère moins immédiat, n’en restait pas moins préoccupant en soi : qui était-il ?
Ses fonctions supérieures avaient dû se déconnecter quand il était passé de l’espace quadridimensionnel à l’espace tridimensionnel. L’information dont disposait le Mental se présentait sous forme binaire, par le biais de spirales composées de protons et de neutrons ; or, en dehors du noyau et en dehors de l’hyperespace, il se trouve que les neutrons se dégradent (pour donner des protons, ha-ha ; peu de temps après son entrée dans le Complexe, la majeure partie de ses mémoires aurait renfermé un message extraordinairement révélateur, à savoir : « 000000000… »). Il avait donc gelé sa mémoire principale et ses fonctions cognitives en les enveloppant dans des champs qui en empêcheraient à la fois la dégénérescence et l’utilisation. En leur absence, il fonctionnait grâce à des picocircuits secondaires, dans l’espace réel, et se servait, pour penser, de la lumière de l’espace réel (quelle humiliation !).
En fait, le Mental avait toujours accès à ces banques-mémoire (encore que le processus fût compliqué, et surtout bien lent) ; donc, sur ce plan, tout n’était pas perdu… Mais pour ce qui était de réfléchir, d’être lui-même, c’était une tout autre affaire. Il ne disposait pas de sa vraie personnalité, mais seulement d’une copie élémentaire et abstraite de lui-même, une simple projection horizontale bien loin de représenter toute la complexité tortueuse de sa véritable identité. Il s’agissait de la copie la plus fidèle que soient théoriquement susceptibles de produire ses capacités limitées, et elle conservait indubitablement une conscience, même en regard des critères les plus rigoureux. Mais l’index n’est pas le texte, le plan des rues n’est pas la ville, la carte n’est pas le territoire.
Alors, qui était-il ?
En tout cas, pas l’entité qu’il croyait être. Telle était la réponse, et c’était une réponse déconcertante. Car il savait que son moi actuel était parfaitement incapable de penser comme son ancien moi. Il se sentait dévalorisé. Il se sentait faillible, limité et… terne.
Pense donc de manière positive. Structures, images, analogie révélatrice… Mets le handicap au service du progrès. Réfléchis simplement…
S’il n’était pas lui-même, alors il serait un non-lui-même.
Quant au télédrone, il était au Mental ce que le Mental était à son ancienne personnalité (comparaison bien commode).
Le télédrone serait davantage que ses yeux et ses oreilles postés à la surface de la planète, dans la base des Métamorphes ou aux alentours de celle-ci, à faire le guet ; davantage qu’un simple assistant au cours des préparatifs probablement frénétiques qui suivraient, lorsque le Mental devrait s’équiper et se dissimuler, si le télédrone donnait un jour l’alarme. Oui, il serait bien plus que cela ; et bien moins, aussi.
Vois les choses du bon côté, pense aux aspects positifs. Tu t’es quand même montré drôlement intelligent, non ? Si.
Conçue par lui, son évasion du cuirassé assemblé à la diable avait fait la preuve d’une maîtrise, d’un génie époustouflants. L’emploi si courageux du gauchissement, alors qu’il était si profondément engagé dans le puits de gravité, aurait été extrêmement téméraire dans des circonstances moins désespérées, mais il s’en était tout de même superbement sorti… Quant à son stupéfiant transfert interrègne – de l’hyper-espace à l’espace réel –, ce n’était pas seulement le plus éblouissant, le plus audacieux jamais tenté, mais presque certainement une grande première. Rien, dans ses vastes stocks d’information, n’indiquait qu’on eût jamais accompli une chose pareille. Le Mental en était très fier.
Et tout cela pour se retrouver piégé ici, intellectuellement handicapé, ombre philosophique de son moi antérieur.
À présent il n’avait plus rien à faire qu’attendre, en espérant que ceux qui le retrouveraient ne seraient pas des ennemis. La Culture devait être au courant ; le Mental était sûr que son signal avait correctement fonctionné et que, quelque part, quelqu’un le capterait. Seulement, les Idirans aussi étaient au courant. Il ne craignait pas tellement que ceux-là tentent de débarquer en force, car ils savaient aussi bien que lui qu’on ne provoquait pas impunément les Dra’Azon. Mais si les Idirans trouvaient le moyen d’arriver jusqu’à sa cachette, et que la Culture échouât ? Si toute la zone entourant le Golfe Morne était maintenant sous influence idirane ?
Le Mental n’ignorait pas que s’il tombait entre les mains de l’ennemi, il n’aurait plus qu’un seul recours ; or, non seulement il refusait de s’autodétruire pour des raisons purement personnelles, mais, en plus, il voulait de toute façon éviter de détruire quoi que ce soit dans le périmètre du Monde de Schar, toujours pour la même raison, celle qui dissuadait aussi les Idirans d’attaquer directement. Mais s’il se faisait bel et bien capturer à l’intérieur de la planète, ce serait sans doute sa dernière chance de se détruire. Car le temps qu’on l’en fasse sortir, les Idirans auraient peut-être trouvé le moyen de l’en empêcher.
Cette évasion n’avait-elle été qu’une vaste erreur de sa part, en fait ? Aurait-il simplement dû s’autodétruire avec le reste du vaisseau, ce qui lui aurait épargné bien des complications et bien des soucis ? Mais cette Planète des Morts toute proche, juste au moment de l’attaque, c’était un véritable don du ciel ! De toute façon, il voulait vivre, et puis quel… quel gaspillage que de laisser passer une chance pareille, qu’il eût été convaincu de survivre ou bien de périr.
Enfin, maintenant c’était fait. Il n’y avait pas à revenir là-dessus. Il ne restait plus qu’à attendre. Attendre et réfléchir. Envisager toutes les options (rares) et toutes les possibilités (nombreuses). Fouiller de son mieux dans ses banques-mémoire afin de trouver une solution appropriée, quelque chose qui pût l’aider. Par exemple (il était d’ailleurs significatif que l’unique élément intéressant fût négatif), il avait découvert que les Idirans s’étaient probablement adjoint les services d’un Métamorphe ayant déjà fait partie de l’équipe affectée à la garde du Monde de Schar. Naturellement, il se pouvait que cet homme fût mort, occupé ailleurs ou trop éloigné ; ou alors, l’information était incorrecte au départ et la section de Centralisation des Renseignements s’était méprise… Mais, dans le cas contraire, l’homme serait tout désigné pour partir à sa recherche dans les tunnels du Complexe.
À tous les niveaux, l’esprit du Mental était conçu pour considérer qu’il n’existait pas d’information négligeable, excepté en termes extrêmement relatifs ; pourtant, il regrettait sincèrement d’avoir trouvé cette donnée précise dans ses mémoires ; il aurait préféré ne rien savoir de cet homme, ce Métamorphe qui connaissait le Monde de Schar et travaillait sans doute pour les Idirans. (Pervers à sa manière, le Mental se prit à regretter de ne pas connaître le nom de cet homme.)
Mais avec un peu de chance, peut-être ce dernier ne serait-il pas adapté à la situation. Ou alors, la Culture le prendrait de vitesse. Ou bien le Dra’Azon verrait en lui un camarade Mental en détresse et viendrait à son secours. Ou… n’importe quoi d’autre.
Dans les ténèbres, le Mental attendait.