… Parmi ces planètes, des centaines étaient vides ; les tours à cent millions de pièces étaient bien là ; les petites cellules étaient là aussi, les armoires, les tiroirs, les cartes, les espaces réservés aux nombres et aux lettres étaient là… Mais il n’y avait rien d’écrit, rien de stocké sur aucune de ces cartes… (Parfois le Mental aimait s’imaginer longeant les intervalles exigus qui séparaient les armoires, un de ses télédrones flottant parmi les fichiers-mémoire accolés au fil d’étroits couloirs, allant de pièce en pièce, d’étage en étage, survolant des continents enfouis sous les pièces-mémoire, kilomètre après kilomètre, des océans comblés par les pièces-mémoire, des chaînes de monts aplanis, des forêts abattues, des déserts recouverts…) Ces systèmes entiers de planètes obscures, ces trillions de kilomètres carrés de papier vierge représentaient l’avenir du Mental ; les blancs qu’il remplirait au cours de sa vie future.
S’il en avait une.
7. Une partie de Débâcle
— Débâcle… le jeu prohibé partout. Ce soir, dans le bâtiment d’allure peu avenante situé de l’autre côté de la place, sous le dôme, ils se rassembleront : les Joueurs à la Veille du Désastre… le cercle le plus raffiné de riches psychotiques que compte la galaxie humaine, venus pour jouer au jeu qui est à la vie réelle ce que la romance sentimentale est à la tragédie classique.
« Vous êtes dans la cité biport d’Évanauth, Orbitale de Vavatch, cette même Orbitale qui, dans quelque onze heures standards, doit se trouver réduite à ses atomes constitutifs alors que, dans cette région de la galaxie, non loin de la Falaise Scintillante et du Golfe Morne, la guerre Idirans-Culture atteint de nouveaux sommets à force d’adhérer à des principes sans tenir compte des conséquences, et de nouveaux abîmes de la raison. C’est cette catastrophe imminente qui attire ici ces vautours scatologiques, et non les Mégavaisseaux ou encore ce miracle technologique azuréen qu’est la Mer Circulaire. Oui, si ces gens sont là, c’est parce que l’Orbitale tout entière est vouée à exploser à brève échéance, et qu’ils trouvent amusant de jouer à la Débâcle – il s’agit d’un banal jeu de cartes légèrement agrémenté pour complaire aux cerveaux perturbés – dans des endroits menacés d’annihilation imminente.
« Ils ont joué sur des mondes que de grosses comètes ou météorites allaient heurter sous peu, ou dans des cratères volcaniques sur le point d’exploser, ils ont joué dans des villes menacées de bombardements nucléaires au cours de guerres rituelles ou sur des astéroïdes fonçant tout droit vers le cœur d’une étoile, ils ont joué face à des murailles mouvantes de glace ou de lave ou dans les entrailles de mystérieux astronefs retrouvés déserts dans l’espace et orientés vers un trou noir, ils ont joué dans de vastes palais promis au pillage par des meutes d’androïdes… Bref, dans tous les endroits où vous préféreriez ne pas vous trouver juste après le départ des Joueurs. On peut penser que c’est une bien curieuse façon de prendre son pied, mais il faut de tout pour faire une galaxie, non ?
« Les voici donc, ces pique-assiette hyperriches dans leurs vaisseaux de location ou leurs croiseurs personnels. Pour l’heure ils dessoûlent, redescendent, subissent des opérations de chirurgie esthétique ou des thérapies comportementales – voire les deux – afin de se rendre acceptables aux yeux de ce qui passe pour la société normale, même dans ces milieux chics, après des mois de débauche ou de perversion onéreuses et excentriques, selon ce qui leur plaît particulièrement ou ce qui se fait en ce moment. Simultanément, ils rassemblent leurs crédits aoïens (rien que de l’authentique, pas de monnaie fiduciaire), eux ou leurs petits protégés, et écument les hôpitaux, les asiles et les entrepôts cryo à la recherche de nouveaux Vivants.
« Sont venus aussi les badauds, les groupies de la Débâcle, les aventuriers, les perdants qui donneraient tout pour tenter encore leur chance, pourvu qu’ils arrivent à trouver assez d’argent et de Vivants… Et puis il y a les loques humaines typiques de ce jeu : les émotomanes, les victimes des retombées émotionnelles du jeu, les accros de la tête qui ne vivent que pour rattraper au vol les quelques miettes d’extase et d’angoisse tombées des lèvres de leurs héros, les Joueurs.
« Personne ne sait au juste comment ces diverses tribus entendent parler de la partie qui se prépare, ni comment elles réussissent à arriver à temps, mais la rumeur parvient toujours aux oreilles de ceux qui ont réellement envie ou besoin de l’entendre et, telles des goules, ils affluent, prêts pour le jeu et pour la catastrophe.
« À l’origine, la Débâcle se jouait dans ce genre de circonstances parce que c’était seulement avec l’effondrement des lois et de la morale (dans la confusion générale qui règne une fois la Dernière Heure venue) qu’une partie pouvait se dérouler dans une quelconque région, même reculée, de la galaxie civilisée – galaxie dont, croyez-moi si vous voulez, les Joueurs s’estiment membres ! Le cataclysme qui suit – nova, explosion planétaire, etc. – est considéré comme une espèce de symbole métaphysique de la mort qui attend toute chose ; étant donné que les Vivants en jeu dans une Partie Complète sont tous des volontaires, beaucoup d’endroits – et notamment cette bonne vieille Vavatch, si permissive, si clairement tournée vers le plaisir – les laissent jouer avec la bénédiction des autorités.
« Certains disent que le jeu n’est plus ce qu’il était, et même que c’est devenu un événement médiatique, mais moi je dis que cela reste un jeu pour individus malades et malfaisants ; pour les gens riches qui négligent les autres, mais ne négligent pas leurs propres intérêts ; un jeu pour gens déséquilibrés… qui ont des appuis. On meurt toujours pendant les parties de Débâcle, et pas seulement les Vivants, ni les Joueurs d’ailleurs.
« On a dit que c’était le jeu le plus décadent que l’histoire ait jamais compté. Tout ce qu’on peut dire pour sa défense, c’est qu’il occupe les esprits tordus des individus les plus vicieux de la galaxie, et les détourne donc de la réalité ; les dieux savent ce qu’inventeraient ces gens s’il n’y avait pas ce jeu ! Et son côté bénéfique (outre qu’il nous rappelle – comme si nous avions besoin de ça ! – le degré de folie que peut atteindre la carboniforme bipède à respiration d’oxygène), c’est qu’il cause de temps en temps la disparition d’un des Joueurs et effraie durablement les autres. Or, en ces temps qu’on pourrait à juste titre qualifier de déments, on doit peut-être accueillir favorablement tout ce qui vient atténuer un tant soit peu la folie ambiante.
« Je livrerai un second compte rendu en cours de partie, depuis l’auditorium, si j’arrive à m’y introduire. Mais en attendant, au revoir et bonne chance. C’était Sarble l’Œil, Évanauth City, Vavatch.
Sur l’écran de poignet de l’homme debout en plein soleil au centre de la place, l’image s’effaça brusquement ; le jeune visage à demi masqué disparut.
Horza replaça son terminal dans sa manchette. L’affichage horaire palpitait lentement, poursuivant le compte à rebours qui annonçait la destruction de Vavatch.
Sarble l’Œil – un des plus célèbres journalistes indépendants de la galaxie humanoïde, et un des plus habiles pour ce qui était de s’infiltrer dans les endroits qui lui étaient interdits – devait à présent s’apprêter à s’introduire dans la salle de jeu – si ce n’était déjà fait. L’émission que venait de voir Horza avait été enregistrée dans l’après-midi. Sarble serait très certainement déguisé ; le Métamorphe se réjouit d’avoir réussi à soudoyer la bonne personne et à entrer avant la diffusion de l’émission, car à partir de maintenant, les gardes se montreraient encore plus scrupuleux. Et il n’avait vraiment pas besoin de ça.