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Sous l’identité de Kraiklyn, Horza s’était fait passer pour un émotomane, un de ces drogués de l’émotion qui suivaient la progression erratique et discrète des parties de Débâcle dans les franges les plus reculées, les plus indignes de la civilisation, s’avisant tout à coup que les dernières places s’étaient vendues la veille et qu’il ne restait que les plus chères. Les cinq Dixièmes de Crédit Aoïen avec lesquels il avait commencé la journée n’étaient maintenant plus que trois, encore qu’il disposât également de quelque argent sur les deux cartes de crédit dont il avait fait l’acquisition. Mais cette monnaie-là perdrait de la valeur à mesure que la destruction de l’Orbitale approcherait.

Horza inspira profondément, en retira du plaisir et embrassa l’arène du regard. Il avait grimpé aussi haut que possible, escaladant gradins, plans inclinés et plates-formes, et mettant l’attente à profit pour obtenir une vue d’ensemble.

Le dôme transparent de l’arène laissait voir les étoiles ainsi que la ligne éclatante signalant l’autre face de l’Orbitale, actuellement éclairée. Les navettes qui décollaient ou celles – plus rares – qui atterrissaient traçaient des lignes lumineuses entre ces points fixes. Sous le dôme proprement dit planait une couche vaporeuse illuminée par les éclairs fugaces d’un petit feu d’artifice.

L’atmosphère résonnait d’un chant qui s’échappait de mille gorges ; un chœur de graduaciones se tenait en rangs étagés au fond de l’auditorium. Humanoïdes, ils paraissaient en tout point identiques, sauf en ce qui concernait la taille et la tonalité de la voix que produisaient leurs poitrines bombées ainsi que leurs cous étirés. On aurait pu les croire responsables du vacarme ambiant, mais, en scrutant l’arène, Horza distingua d’imperceptibles contours pourpres trahissant la présence d’autres champs-son plus localisés, au-dessus de petites estrades où des danseurs dansaient, où des chanteurs chantaient, où des effeuilleuses s’effeuillaient et des boxeurs boxaient, quand on n’y voyait pas tout simplement des gens discuter entre eux.

Étagés un peu partout alentour, les spectateurs s’agitaient, en proie à la plus grande effervescence. Il y avait peut-être là dix mille, voire vingt mille individus, surtout humanoïdes mais parfois pas du tout, sans oublier bon nombre de machines et de drones ; assis ou couchés, immobiles ou animés de mouvements incessants, ils regardaient les magiciens, jongleurs, lutteurs, immolateurs, hypnotiseurs, coupleurs, acteurs et orateurs, ainsi qu’une centaine d’autres baladins qui venaient faire leur numéro à tour de rôle. On avait dressé des tentes sur les terrasses les plus spacieuses ; sur d’autres s’alignaient des fauteuils et des méridiennes. Une foule de petites estrades grouillaient de lumières, de fumée, d’hologrammes et de soligrammes chatoyants. Horza découvrit un labyrinthe en 3-D qui s’étendait sur plusieurs terrasses à la fois, plein de tunnels et d’angles, tantôt limpides, tantôt opaques, tantôt mobiles et tantôt fixes. À l’intérieur se mouvaient des formes et des ombres.

Tout en courbes, un numéro de trapèze interprété par des animaux se déroulait au ralenti au-dessus des têtes. Horza reconnut les bêtes en question : le numéro ne tarderait pas à se muer en duel.

Un petit groupe passa à côté de lui : de grands humanoïdes aux vêtements fabuleux qui scintillaient comme une ville vue d’en haut, une ville nocturne aux lumières tapageuses. Ils jacassaient d’une voix si aiguë qu’elle en devenait presque inaudible ; d’un réseau de fins tubes dorés qui se ramifiait tout autour de leur visage rouge vif ou pourpre foncé s’échappaient de petites bouffées de gaz incandescent qui encerclait leur cou semi-écailleux et leurs épaules nues avant de former derrière eux un sillage qui s’estompait progressivement en émettant une fière lueur orange. Horza les regarda passer. Sur le dos de leurs capes, apparemment aussi légères que l’air qui les gonflait, palpitait l’image d’un visage non humain ; chacune de ces capes affichait un fragment d’une unique image mouvante, beaucoup plus grande, comme si, au-dessus d’eux, un projecteur suivait le petit groupe en mouvement. Le gaz orange parvint aux narines de Horza, qui se sentit brièvement pris de vertige. Il laissa ses immuno-glandes réagir à l’émanation de narcotique, et se remit à regarder autour de lui dans l’arène.

L’œil du cyclone, la zone où régnaient le calme et le silence, était si réduit que, même en examinant lentement et attentivement l’auditorium, on pouvait le manquer très facilement. Il n’était pas situé au centre mais à une extrémité de l’ellipsoïde plat formant le niveau le plus bas de l’arène. Là, sous une voûte de projecteurs pour le moment éteints, se dressait une table ronde prévue pour accueillir seize grands fauteuils de styles différents, chacun faisant face à un triangle coloré fixé sur le dessus de la table. Des consoles intégrées tournaient leurs écrans vers chacun des fauteuils, sur lesquels reposaient des sangles et d’autres dispositifs d’immobilisation. Derrière eux s’ouvrait un espace dégagé pourvu de douze sièges plus petits séparés des fauteuils par une barrière peu élevée ; une autre barrière les isolait d’un secteur plus vaste où des gens, principalement des émotomanes, attendaient déjà en silence.

Manifestement, le début de la partie avait été retardé. Horza prit place sur ce qui pouvait être soit un siège excessivement travaillé, soit une sculpture assez peu imaginative. Il se trouvait presque au niveau le plus élevé des terrasses successives constituant le haut de l’arène, et bénéficiait d’une bonne vue sur le reste. Personne alentour. Il passa la main sous sa blouse épaisse et détacha de son abdomen une couche de peau artificielle, qu’il roula en boule avant de la jeter dans un grand pot où poussait un arbuste, juste derrière lui ; puis il s’assura qu’il avait toujours sur lui ses trois Dixièmes de Crédit Aoïen, sa carte à mémoire négociable, son terminal de poche et le pistolet ERC léger qu’il portait jusque-là sous la poche de fausse peau. Du coin de l’œil, il vit approcher un petit homme vêtu de sombre qui s’arrêta à cinq mètres de lui pour le regarder, la tête penchée sur le côté, avant de s’approcher.

— Hé ! Ça vous dirait d’être un Vivant ?

— Non, merci. Au revoir, répondit Horza.

L’inconnu renifla puis s’éloigna. Il s’arrêta un peu plus loin pour secouer une forme féminine affalée au bord d’une terrasse étroite. Horza observa la scène et vit la femme relever la tête, l’air groggy, puis la secouer négativement en faisant ondoyer de longues mèches sinueuses de cheveux blancs tout décoiffés. Un projecteur illumina brièvement son visage : elle était belle, mais semblait très fatiguée. Le petit homme lui adressa à nouveau la parole, mais elle lui répondit de la même façon en ajoutant un geste de la main. L’homme passa son chemin.

Son voyage à bord de l’ex-navette de la Culture s’était déroulé relativement sans encombre ; après une période de désorientation, Horza avait réussi à se connecter au réseau-navigation de l’Orbitale, à déterminer sa position par rapport à la dernière localisation connue de l’Olmédréca, puis à se diriger vers ce qui restait du Mégavaisseau. Il avait demandé l’accès à un service d’informations et, tout en se gorgeant de rations de secours, il avait trouvé dans l’index un rapport sur l’Olmédréca.

Des images montraient le navire gîtant quelque peu, légèrement incliné vers l’avant et flottant sur une mer calme cernée par les glaces ; le premier kilomètre de proue semblait enfoui dans l’énorme iceberg tabulaire. De petits avions ainsi que quelques navettes survolaient la gigantesque épave telles des mouches sur une carcasse de dinosaure. Le commentaire joint aux images évoquait une seconde explosion atomique qu’on ne s’expliquait pas ; on disait que les aéros de la police avaient trouvé le Mégavaisseau désert.