En apprenant la nouvelle, Horza changea instantanément son itinéraire et prit la direction d’Évanauth.
Il possédait trois Dixièmes de Crédit Aoïen et avait vendu la navette pour cinq autres Dixièmes. C’était un prix ridiculement bas, surtout à l’approche de la destruction de l’Orbitale, mais il était pressé, et la négociante qui accepta d’acheter l’appareil prenait certainement un risque : l’engin avait incontestablement été conçu par la Culture, et son cerveau incontestablement détruit à coups de fusil ; on ne pouvait donc douter que la navette eût été volée. Par ailleurs, pour la Culture, la destruction d’une conscience de vaisseau équivalait à un meurtre.
En l’espace de trois heures, Horza avait vendu la navette et acheté des vêtements, des cartes, une arme, deux terminaux et quelques renseignements. Mis à part ceux-ci, le tout ne lui avait pas coûté très cher.
Il savait maintenant qu’il y avait un vaisseau répondant à sa description de la Turbulence Atmosphérique Claire sur l’Orbitale, ou plutôt en dessous, à l’intérieur de l’ex-Véhicule Système Général de la Culture appelé Finalités de l’Invention. Il avait du mal à le croire, mais ce ne pouvait être un autre appareil. Selon l’agence de renseignement consultée, un astronef correspondant au signalement de la TAC avait été halé à bord par un des constructeurs navals du Port d’Évanauth afin qu’on effectue quelques réparations sur ses unités-gauchissement ; il était arrivé en remorque deux jours plus tôt, et, à ce moment-là, seuls ses moteurs à fusion fonctionnaient. Néanmoins, Horza ne put obtenir ni son nom ni son emplacement exact.
Il en conclut que la TAC avait servi à récupérer les survivants de la bande à Kraiklyn ; commandée à distance, elle avait dû passer par-dessus le Mur-Orb’ en se servant de ses unités-gauchissement. Là, elle avait embarqué les membres de la Libre Compagnie, puis repassé le Mur en endommageant ses gauchisseurs par la même occasion.
Il n’avait pas réussi à savoir qui avait survécu, mais dut partir du principe que Kraiklyn était du nombre ; personne d’autre que lui n’aurait pu faire franchir le Mur-Limite à la TAC. Il espérait bien retrouver le commandant au tournoi de Débâcle. Quoi qu’il en fût, il avait décidé de regagner ensuite la TAC. Il avait toujours l’intention de se rendre sur le Monde de Schar, et la Turbulence Atmosphérique Claire représentait sans doute le moyen le plus sûr d’y parvenir. Il voulait croire que Yalson était toujours en vie. Il espérait aussi que la rumeur était fondée : on disait que Finalités de l’Invention était totalement démilitarisé, et qu’aucun vaisseau de la Culture ne croisait pour le moment dans les parages de Vavatch. Après tout ce temps, il n’aurait guère été surpris que les Mentaux de la Culture aient découvert que la TAC se trouvait dans le même volume que la Main de Dieu 137 au moment de l’attaque, et qu’ils en aient tiré les conclusions qui s’imposaient.
Il se laissa aller en arrière dans son siège (ou plutôt dans sa sculpture-siège) et se détendit en chassant de son corps et de son esprit la structure comportementale caractéristique des émotomanes. Il fallait qu’il se remette à penser comme Kraiklyn ; il ferma les yeux.
Au bout de quelques minutes, il sentit qu’il se passait quelque chose au fond de l’arène. Il reprit ses esprits et regarda tout autour de lui. La femme aux cheveux blancs s’était levée et descendait les gradins d’un pas mal assuré ; sa longue robe en tissu épais balayait les marches. Horza se leva à son tour et s’engagea prestement à sa suite, en restant dans son sillage parfumé. Quand il la dépassa, elle ne lui accorda pas un regard. Il vit qu’elle manipulait distraitement un diadème posé de guingois sur sa tête.
On avait allumé les projecteurs au-dessus de la table de jeu. Dans l’auditorium, quelques estrades s’assombrissaient, quand elles ne se repliaient pas purement et simplement. Les gens convergeaient graduellement vers la table, les sièges, les chaises longues ou les zones réservées aux spectateurs debout. Sous la lumière crue des projecteurs se mouvaient lentement de hautes silhouettes en robe noire qui vérifiaient l’un après l’autre les éléments du jeu. C’étaient les arbitres, les Ishlorsinami. Tout le monde le savait, ils composaient l’ethnie la moins imaginative, la moins douée d’humour, la plus pointilleuse, la plus honnête et la moins corrompue de toute la galaxie ; et s’ils officiaient invariablement dans les tournois de Débâcle, c’était qu’on ne pouvait guère faire confiance qu’à eux.
Horza s’arrêta devant un stand restaurant-buvette et fit des provisions de nourriture et de boisson ; pendant qu’on exécutait sa commande, il observa la table de jeu et les formes qui s’affairaient tout autour. La femme en robe épaisse à longue chevelure blanche poursuivait sa descente ; elle le dépassa à nouveau sur les marches. Son diadème était pratiquement redressé, mais sa grande robe ample était toute froissée. Au moment de le croiser, elle bâilla.
Horza paya ses achats avec une de ses cartes, puis emboîta de nouveau le pas à l’inconnue, descendant vers la foule grandissante de gens et de machines qui commençait à se rassembler autour du périmètre de jeu. Elle lui jeta un regard soupçonneux en le voyant réapparaître à ses côtés, pratiquement au pas de course, et la dépasser une fois de plus.
Horza graissa quelques pattes et réussit à s’introduire sur l’une des terrasses les mieux situées. Il rabattit sur son front la capuche de sa lourde blouse à col épais en la tirant en avant de manière que son visage demeure dans l’ombre. Pas question de se faire voir maintenant par le vrai Kraiklyn ! Surplombant les niveaux inférieurs, la terrasse en plan incliné offrait une vue excellente de la table proprement dite, ainsi que des portiques situés juste au-dessus d’elle. Horza avait également dans son champ de vision la majeure partie des secteurs isolés par les barrières. Il choisit une chaise longue moelleuse non loin d’un groupe de tripèdes bruyants vêtus avec extravagance qui affectionnaient les huées et ne cessaient de cracher dans un grand pot disposé au centre des méridiennes à bascule où ils avaient pris place.
Les Ishlorsinami s’étaient apparemment assurés que l’ensemble fonctionnait correctement, et que la partie présentait toutes les garanties d’impartialité. Ils empruntèrent un passage creusé dans le sol ellipsoïdal de l’arène. Quelques lumières s’éteignirent ; un champ-silence isola le secteur du reste de l’auditorium. Horza observa brièvement les environs. Quelques estrades, quelques décors dressés restaient éclairés, mais les lumières commençaient déjà à s’éteindre. Le numéro de trapèze animal se poursuivait néanmoins, tout là haut, sur fond d’étoiles ; les grosses bêtes se balançaient lourdement dans l’air dans un scintillement de champ-harnais. Ils enchaînaient toujours tournoiements et sauts périlleux, mais à présent, chaque fois qu’ils se croisaient dans les airs ils tendaient une patte griffue et lacéraient lentement, silencieusement, leurs pelages respectifs. Horza semblait être le seul à les regarder.
Il fut surpris de voir la femme qu’il avait déjà croisée deux fois sur les marches passer à nouveau à côté de lui et s’installer sur une méridienne inoccupée portant la mention « réservé », à l’avant de la terrasse. Il ne l’aurait pas crue assez riche pour s’offrir une place dans ce secteur.