Выбрать главу

Kraiklyn n’avait réussi qu’à réunir trois Vivants ; manifestement, il ne tiendrait pas le coup très longtemps.

La femme aux cheveux blancs se leva de son siège réservé, s’étira et, l’air de s’ennuyer profondément, longea la terrasse en se faufilant entre les méridiennes et les chaises longues. Juste au moment où elle parvenait à la hauteur de Horza, des cris s’élevèrent sur une autre terrasse, derrière eux. Elle s’immobilisa et chercha à repérer la cause du désordre. Horza se retourna à son tour. Malgré le champ-silence, il entendit un homme hurler ; apparemment, une bagarre avait éclaté. Deux vigiles tentaient de maîtriser deux personnes qui roulaient au sol. Les spectateurs de la terrasse en question avaient fait cercle autour d’eux et restaient là, partagés entre les préparatifs du jeu de Débâcle et les coups de poing qui pleuvaient sous leurs nez. Les rivaux furent finalement remis sur pied, mais seul l’un des deux se vit passer les menottes ; c’était un jeune homme auquel Horza trouva un air vaguement familier, bien qu’il se fût manifestement déguisé grâce à une perruque blonde, dérangée par la bagarre.

Son adversaire, un homme lui aussi, sortit de son vêtement une espèce de carte qu’il montra au jeune homme, qui s’époumonait toujours. Puis les deux gardes en uniforme l’entraînèrent avec l’aide de l’homme à la carte, qui préleva un petit objet derrière l’oreille du prisonnier qu’on escortait en direction d’un tunnel d’accès. La jeune femme aux longs cheveux blancs croisa les bras et s’avança sur la terrasse. Au-dessous d’elle, le cercle de curieux se referma telle une trouée dans un nuage.

Horza la regarda se frayer un chemin entre les méridiennes ; puis elle quitta la terrasse et il la perdit de vue. Il leva la tête. Les animaux duellistes tournoyaient et bondissaient toujours. Leur sang blanc semblait luire en maculant leur poil hirsute. Ils montraient les dents sans un bruit et se fauchaient mutuellement en étendant leurs longs membres supérieurs, mais la qualité de leurs acrobaties et la précision de leurs attaques s’étaient détériorées ; on les sentait à présent las, malhabiles. Horza reporta son attention sur la table de jeu. Tout le monde était prêt ; la partie allait commencer.

La Débâcle n’était qu’un jeu de cartes un peu amélioré, qui faisait à la fois appel au talent, à la chance et au bluff. L’intérêt n’était pas les fortes sommes en jeu, ni même le fait qu’en y perdant une vie le Joueur infortuné perdait aussi un Vivant – un être humain bien vivant – mais l’emploi, autour de la table de jeu, de champs électroniques à double sens capables de modifier la conscience.

Grâce aux cartes qu’il ou elle tenait en main, le Joueur ou la Joueuse pouvait altérer les émotions d’un ou plusieurs de ses partenaires. La peur, la haine, le désespoir, l’espoir, l’amour, la solidarité, le doute, l’exaltation, la paranoïa… La quasi-totalité des états affectifs dont est capable le cerveau humain pouvaient être émis en direction d’un Joueur donné, ou bien encore utilisés individuellement. Vu d’assez loin, ou de près mais à travers un champ protecteur, le jeu prenait des allures de passe-temps pour désaxés ou pour simples d’esprit. Un Joueur pourvu d’un jeu avantageux pouvait tout à coup passer la main ; un autre, pourtant dénué de toute carte maîtresse, misait subitement tout ce qu’il avait. Certains s’effondraient en larmes ou éclataient d’un rire irrépressible ; tel autre miaulait son amour à un Joueur dont on savait qu’il était en réalité son pire ennemi, ou bien griffait ses sangles en cherchant éperdument à se libérer afin de massacrer sur place son meilleur ami.

Il arrivait aussi qu’un participant se suicide. Les Joueurs de Débâcle ne réussissaient jamais à se dégager de leur fauteuil (si par malheur quelqu’un y parvenait, il était prévu qu’un Ishlorsinami l’arrête d’un coup de pétrificateur), mais ils pouvaient toujours s’autodétruire. Les consoles de jeu, par l’intermédiaire desquelles les unités émotrices diffusaient les émotions demandées, mais qui servaient aussi à abattre les cartes, à donner l’heure et à tenir le compte des Vivants qui restaient à chaque Joueur, comprenaient chacune un petit bouton creux muni d’une aiguille pleine de poison, prête à piquer le doigt qui y exercerait une pression.

La Débâcle était de ces jeux où l’on n’avait pas intérêt à se faire trop d’ennemis. Seul un être doté d’une volonté de fer pouvait résister à l’impulsion suicidaire implantée dans son cerveau par l’attaque concertée d’une demi-tablée de Joueurs.

À la fin de chaque donne, lorsque l’argent misé revenait au Joueur dont les cartes restantes totalisaient le plus de points, tous ceux qui avaient suivi perdaient un Vivant. Quand il ne leur en restait plus un seul, ou bien quand ils n’avaient plus d’argent, ils étaient exclus de la partie. La règle voulait que celle-ci s’achevât lorsqu’il n’y avait plus en lice qu’un seul Joueur pourvu de Vivants ; mais, en pratique, on la considérait comme terminée lorsque les participants s’accordaient pour dire que, s’ils continuaient, ils perdraient probablement leurs Vivants dans le désastre à venir. Cela pouvait devenir très intéressant en fin de partie, quand la catastrophe était imminente, quand la donne durait depuis un bon moment, qu’il y avait de grosses sommes en jeu et qu’un ou deux Joueurs refusaient d’abandonner ; c’est alors qu’on distinguait les raffinés des simiesques, et le jeu tournait encore plus à la guerre des nerfs. Parmi les meilleurs, bon nombre de Joueurs avaient péri, par le passé, en cherchant à renchérir l’un sur l’autre dans ce genre de circonstances.

Du point de vue du spectateur, la principale attraction du jeu de Débâcle était la suivante : plus on se tenait près d’une unité émotrice, plus on recevait d’émotions destinées à tel ou tel Joueur. Toute une société d’individus physiquement dépendants de ces sentiments de troisième main avait fait son apparition au fil des siècles, à mesure que la Débâcle devenait un jeu chic, mais toujours populaire : c’étaient les émotomanes, ou plus simplement les « émos ».

Il existait d’autres groupes de Joueurs de Débâcle. Les Joueurs à la Veille du Désastre étaient seulement les plus riches et les plus célèbres d’entre tous. Les émos pouvaient se procurer leur dose d’émotions en divers endroits de la galaxie, mais c’était uniquement à l’occasion d’une partie complète, à l’approche d’une annihilation et en présence des meilleurs Joueurs (plus quelques aspirants aux premières places du classement) qu’on vivait les expériences les plus intenses. C’était un de ces malheureux que Horza avait dû contrefaire en s’apercevant que, pour se procurer un passe, il fallait deux fois plus d’argent qu’il n’avait pu en tirer de la vente de la navette. Quand il avait fallu soudoyer un garde en faction devant une des portes, cela lui avait coûté beaucoup moins cher.

Les authentiques émos étaient tassés derrière la barrière qui les séparait des Vivants. Seize boules de nerfs tout en sueur – qui, à l’instar des Joueurs, étaient en majorité de sexe masculin – se bousculaient et se pressaient les unes contre les autres en s’efforçant de se rapprocher de la table et des Joueurs.

Sous le regard de Horza, l’Ishlorsinami en chef distribua les cartes. Les émos faisaient des bonds sur place pour voir ce qui se passait et les gardes – coiffés de casques déflecteurs pour se protéger des impulsions émotionnelles – patrouillaient autour des barrières en tapotant leur cuisse ou la paume de leurs électro-aiguillons, et en observant attentivement la scène.

— … Sarble l’Œil…, prononça quelqu’un quelque part.

Horza se retourna pour voir d’où venait la voix. Un humain à l’air cadavérique était étendu sur une méridienne, derrière Horza et légèrement sur la gauche ; il montrait à un autre homme la terrasse où avait éclaté la bagarre quelques instants plus tôt. Horza entendit à plusieurs reprises les mots « Sarble » et « arrêté » autour de lui, à mesure que la nouvelle se répandait. Il se retourna vers le jeu au moment où les participants commençaient à examiner leurs cartes. Chacun annonça sa mise. Horza déplorait l’arrestation du journaliste, mais cela signifiait par ailleurs que, désormais, les gardes se montreraient moins vigilants, et qu’avec un peu de chance on ne lui demanderait pas son laissez-passer.