Une bonne cinquantaine de mètres le séparaient du plus proche participant, une joueuse dont il n’avait pas retenu le nom. Au cours de la première manche, il ne perçut ses émotions que sous une forme atténuée, qu’il s’agisse de ses propres réactions ou d’impulsions émises par les autres Joueurs. La sensation ne lui plut guère, et il alluma le champ déflecteur de sa chaise longue en actionnant le petit bouton situé dans l’un des accoudoirs.
Selon son gré, il aurait pu annuler l’effet immédiat du Joueur derrière lequel il se trouvait, et lui substituer celui d’un des autres émoteurs situés autour de la table. Il n’aurait rien éprouvé d’aussi intense que les émos ou les Vivants, mais se serait certainement fait une idée assez juste de ce que subissaient les Joueurs eux-mêmes. Autour de lui, la plupart des spectateurs manipulaient leurs boutons, passant d’un Joueur à l’autre pour se faire une idée globale de la partie en cours. Horza décida d’attendre un peu avant de se concentrer sur les émissions émotionnelles de Kraiklyn ; pour l’instant, il voulait lui aussi sentir la partie dans son ensemble.
Kraiklyn se retira de la première manche juste à temps pour éviter qu’elle ne lui coûte un Vivant ; il en avait si peu à son actif que cette tactique était sûrement la meilleure, à moins qu’il n’eût un très bon jeu en main. Horza le regarda attentivement se renfoncer dans son siège, détendu ; son unité émotrice était pour l’instant inactive. Kraiklyn s’humecta les lèvres et s’épongea le front. Horza résolut de s’immiscer dans les sensations du commandant de la TAC au cours de la partie suivante, histoire de les éprouver simultanément.
La partie s’acheva. Wilgre avait gagne. Il agita la main afin de répondre aux acclamations de la foule. Quelques émos avaient d’ores et déjà perdu connaissance ; dans sa cage, à l’autre bout de l’ellipsoïde, le rogothuyr montrait les crocs. Cinq Joueurs avaient perdu des Vivants ; cinq êtres qui subissaient encore, impuissants et désespérés, l’impact des champs émoteurs s’affaissèrent brusquement sur leur siège : leur casque venait de leur expédier dans le crâne une décharge neurale suffisamment forte pour étourdir les Vivants assis autour d’eux et faire broncher les émos les plus proches, ainsi que les Joueurs propriétaires des Vivants concernés.
L’Ishlorsinami défit les sangles maintenant sur leurs sièges les êtres inanimés, qu’il emporta ensuite en empruntant la rampe d’accès inclinée. Les Vivants qui restaient se remirent progressivement du choc, mais en manifestant toujours la même apathie. Les Ishlorsinami prétendaient vérifier chaque fois que les Vivants s’étaient bel et bien portés volontaires et que les drogues qu’on leur administrait étaient uniquement destinées à les empêcher de verser dans l’hystérie, mais on murmurait que la sélection pratiquée par les Ishlorsinami n’était pas impossible à contourner, et que certains avaient réussi à se débarrasser de leurs ennemis en les droguant ou en les hypnotisant, puis en les « portant volontaires » pour le jeu.
Alors que s’ouvrait la deuxième manche et que Horza se branchait sur les émotions de Kraiklyn, la femme aux cheveux blancs réapparut dans la travée et reprit sa place devant Horza, au premier rang de la terrasse, en s’étalant avec lassitude sur sa méridienne comme si elle s’ennuyait profondément.
Horza ne connaissait pas assez le jeu de cartes proprement dit pour suivre à tout moment ce qui se passait, soit en déchiffrant les diverses émotions circulant autour de la table, soit en analysant chaque manche avant qu’on ne passe à la suivante (ce qu’étaient déjà en train de faire les tripèdes huants attroupés près de lui) lorsque les cartes distribuées et jouées s’affichaient brièvement sur le circuit de télévision interne de l’arène. Non, s’il se branchait sur les sensations de Kraiklyn, c’était par simple curiosité.
Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire faisait l’objet d’attaques variées. Les émotions en présence étaient parfois contradictoires, ce qui signifiait, conclut Horza, que ces attaques n’étaient pas concertées. Kraiklyn essuyait seulement le contrecoup de la « force de frappe » des autres.
Horza sentit une forte impulsion d’affection à l’égard de Wilgre : cette couleur bleue si séduisante… Et puis, avec ces quatre petits pieds si comiques, il ne pouvait pas réellement représenter de menace sérieuse… En fait, c’était un peu un clown, malgré tout son argent… En revanche, avec son torse nu dépourvu de seins et le fourreau à épée de cérémonie qui pendait dans son dos, la femme assise à la droite de Kraiklyn était à surveiller… Mais tout ça c’était de la blague, en fait… Rien n’a vraiment d’importance ; la vie, le jeu… Tout ça n’est qu’une plaisanterie, finalement… Les cartes se ressemblent toutes, quand on y pense… Pour l’importance que ça a, je ne vois pas pourquoi je ne les jetterais pas en l’air une bonne fois pour toutes… Son tour était presque venu… D’abord cette chienne sans poitrine… La carte qu’il lui réservait à celle-là, elle ne s’en remettrait pas !
Horza se déconnecta ; il ne savait plus très bien s’il recevait les pensées de Kraiklyn à propos de cette femme, ou celles que quelqu’un d’autre s’efforçait de lui mettre en tête.
Il se rebrancha sur Kraiklyn un peu plus tard, après l’exclusion de la femme qui, détendue et adossée à son siège, avait à présent les yeux fermés.
(Horza jeta un bref coup d’œil à la femme aux cheveux blancs ; elle avait l’air de regarder le jeu, mais une de ses jambes se balançait négligemment sur le côté de sa méridienne, comme si elle avait l’esprit ailleurs.)
Kraiklyn se sentait bien. Tout d’abord, sa salope de voisine était éliminée, à cause de certaines cartes jouées par lui, il en était sûr ; mais il ressentait également une sorte de jubilation intime.
… Il était réellement là, à jouer contre les meilleurs Joueurs de la galaxie… les Joueurs. Lui. Lui… (une subite pensée inhibitrice bloqua le nom qu’il s’apprêtait à formuler en son for intérieur) et il ne s’en sortait pas si mal, en plus… Il arrivait à suivre… En fait, il avait même du jeu… Enfin les événements tournaient à son avantage !… Il allait gagner quelque chose… Trop de choses avaient… Ma foi, il y avait ce… Les cartes ! Pense aux cartes ! (Brusquement :) Pense à ce qui se passe ici et maintenant ! Oui, les cartes… Voyons… Ce gros balourd à peau bleue, je vais lui refiler… Horza se déconnecta à nouveau.
Le Métamorphe était en sueur. Jamais il n’aurait cru que le feedback renvoyé par l’esprit des Joueurs atteindrait un tel niveau. Il avait cru se retrouver seulement pris dans un faisceau d’émotions, et non directement dans la tête de Kraiklyn ! Et pourtant, ce n’était qu’un avant-goût de ce que recevait de plein fouet le commandant lui-même, sans parler des émos et des Vivants assis derrière lui. Un authentique feedback, à peine contrôlé, presque l’équivalent émotionnel d’un ululement de haut-parleur, qui ne cessait de prendre de l’ampleur, et cela jusqu’à la destruction finale… Il saisissait à présent ce que ce jeu pouvait avoir d’attirant, il comprenait pourquoi on disait que certains avaient perdu la tête en cours de partie…