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L’expérience eut beau lui déplaire, Horza n’en ressentit pas moins un certain respect pour l’homme qu’il s’apprêtait à faire disparaître afin de prendre sa place, au minimum, mais qu’il allait plus probablement tuer.

Kraiklyn bénéficiait d’une sorte d’avantage dans la mesure où les pensées et les émotions qui lui étaient renvoyées provenaient de lui-même, au moins en partie ; au contraire, Vivants et émos devaient affronter des décharges extrêmement puissantes d’émotions ressenties par quelqu’un d’entièrement différent d’eux. Mais il fallait tout de même une grande force de caractère, ou un entraînement impitoyable, pour encaisser ce que Kraiklyn arrivait manifestement à supporter. Horza se rebrancha sur lui et songea : Comment les émos peuvent-ils supporter une chose pareille ? Puis : Fais attention ; c’est peut-être comme ça que ça commence.

Kraiklyn perdit la main deux donnes plus tard. Neeporlax, l’albinos presque aveugle, fut également battu ; tandis que son visage d’acier miroitait sous les éclats lumineux réfléchis par les Crédits Aoïens étalés devant lui, le Suut ratissa ses gains. Effondré dans son siège, Kraiklyn se sentait à l’agonie, Horza le savait. Le commandant fut traversé par une impulsion de torture tout imprégnée de résignation, voire de gratitude, au moment où, derrière lui, mourait son premier Vivant, et Horza ressentit la même chose que lui. Tous deux grimacèrent sous l’impact.

Horza se débrancha et consulta sa montre. Il s’était écoulé moins d’une heure depuis qu’il avait bluffé les gardes pour s’introduire dans l’arène. Il avait des provisions de bouche, disposées sur une table basse à côté de sa méridienne ; pourtant il se leva et, tournant le dos à la table de jeu, remonta la terrasse en direction de la plus proche allée, où se tenaient des stands d’alimentation et des buvettes.

Des gardes vérifiaient les laissez-passer ; Horza les vit s’arrêter devant tous ceux qui se présentaient. Le visage tourné vers la table de jeu, il se mit à jeter des regards de côté en suivant les déplacements des gardes. L’un d’entre eux se trouvait presque sur son chemin ; courbé en deux, il interpellait une femme d’âge mûr étendue sur un aérolit qui soufflait des vapeurs parfumées autour de ses jambes maigres et nues. Elle suivait le jeu, un grand sourire aux lèvres, et il lui fallut un moment pour s’apercevoir de la présence du garde. Horza pressa le pas de manière à se trouver de l’autre côté de la vieille dame au moment où le garde se redresserait.

Cette dernière brandit son laissez-passer et reporta promptement son attention sur le jeu. Le garde étendit un bras devant Horza pour lui barrer la route.

— Puis-je voir votre laissez-passer, s’il vous plaît ?

Horza s’immobilisa et dévisagea le garde, qui était en fait une jeune femme solidement charpentée. Puis il jeta un coup d’œil en arrière, vers la méridienne qu’il venait de quitter.

Excusez-moi, mais je crois que je l’ai laissé là-bas. Je reviens vous le montrer dans une seconde, si vous permettez ; je suis un peu pressé. (Il se mit à danser d’un pied sur l’autre en pliant légèrement la taille.) Je me suis laissé complètement absorber par la dernière manche, et j’avais trop bu avant le début ; c’est toujours pareil, je me laisse avoir à chaque fois. Vous saisissez ?

Il écarta les bras, prit l’air penaud et fit mine de lui donner une tape amicale sur l’épaule. Puis il se dandina à nouveau. La femme-garde regarda vers la méridienne où Horza disait avoir laissé son laissez-passer.

— Ça va pour le moment, monsieur. J’y jetterai un coup d’œil tout à l’heure. Mais vous ne devriez pas le laisser traîner comme ça. Ne recommencez pas.

— Entendu ! D’accord ! Merci.

Horza rit et s’engagea hâtivement dans l’allée circulaire et bifurqua vers les toilettes, au cas où on l’aurait suivi du regard. Il se lava le visage et les mains, écouta chanter une femme saoule quelque part dans la vaste pièce pleine d’échos, puis sortit par une autre porte et fit un grand tour pour rejoindre une autre terrasse, où il s’acheta des provisions et en profita pour prendre un verre. Ensuite, il soudoya quelqu’un pour pouvoir accéder à une nouvelle terrasse, encore plus chère que la première parce qu’elle jouxtait celle des concubines de Wilgre.

On avait tendu une toile noire aux reflets moirés sur trois côtés de leur secteur afin d’arrêter les regards des spectateurs les plus proches, mais leur odeur corporelle imprégnait fortement la terrasse où se trouvait à présent Horza. Génoformées avant même la conception pour être infiniment séduisantes aux yeux d’un très grand nombre de mâles humanoïdes, les femmes du harem dégageaient par ailleurs des phéromones aphrodisiaques considérablement accentuées. Avant même de comprendre ce qui lui arrivait, Horza se sentit entrer en érection et commença à transpirer. Autour de lui, la plupart des hommes et des femmes étaient en état d’excitation sexuelle, et ceux qui n’étaient pas simultanément branchés sur le jeu pour s’envoyer en quelque sorte une double dose de sensations additionnée d’exotisme, se livraient à des caresses préliminaires ou s’accouplaient tout simplement. Horza actionna de nouveau ses immuno-glandes et s’avança avec raideur vers la partie frontale de la terrasse ; cinq méridiennes venaient d’être libérées par deux mâles et trois femelles qui, à présent, roulaient ensemble sur le sol juste devant la balustrade. Il y avait des vêtements éparpillés un peu partout. Horza se choisit une méridienne. Une tête de femme toute perlée de sueur émergea de l’enchevêtrement de corps ondulants, le temps de regarder Horza en soufflant :

— Ne vous gênez pas ; et si vous avez envie de…

Puis ses yeux se révulsèrent ; elle poussa un gémissement et disparut à nouveau.

Horza secoua la tête, jura et se leva dans l’intention de quitter la terrasse. Il fit une tentative pour récupérer son pot-de-vin, dépensé en pure perte, mais ne réussit qu’à s’attirer un rire plein de mépris.

Il finit par se retrouver assis sur un tabouret, devant un stand où l’on pouvait à la fois boire et parier. Il commanda un bol-drogue et paria une petite somme sur Kraiklyn en le donnant vainqueur de la manche suivante. Son organisme éliminait progressivement l’effet des glandes sudoripares trafiquées des concubines. Son pouls ralentit, son souffle se fit plus léger ; la sueur cessa de ruisseler sur son front. Il but à petites gorgées et huma les vapeurs qui s’échappaient du bol-drogue tout en regardant Kraiklyn perdre une manche puis une autre, bien qu’à l’issue de la première, il se fût retiré juste à temps pour ne pas perdre un Vivant. Il ne lui en restait plus qu’un. Le Joueur de Débâcle pouvait s’il le désirait mettre en gage sa propre vie s’il n’avait plus de Vivant derrière lui, mais c’était un phénomène rare et, dans les tournois où les champions rencontraient des espoirs, comme c’était le cas aujourd’hui, les Ishlorsinami avaient plutôt tendance à interdire cette pratique.

Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire ne prenait pas de risques. Il se retirait invariablement avant de risquer un Vivant, et attendait manifestement d’avoir en main un jeu quasi imbattable pour tenter ce qui pouvait être sa dernière mise de la manche en cours. Horza mangeait. Horza buvait. Horza inhalait. À plusieurs reprises il chercha à voir la terrasse où il s’était installé en premier, non loin de la femme qui semblait s’ennuyer, mais les projecteurs le gênaient. De temps en temps, il levait la tête pour contempler les duellistes sur leurs trapèzes. Les animaux étaient exténués et en très mauvais état. Disparue, la chorégraphie raffinée qui orchestrait leurs évolutions du début. Ils en étaient réduits à se balancer, suspendus par un membre, et à projeter un bras griffu vers leur adversaire chaque fois que celui-ci passait à leur portée. Des gouttes de sang blanc tombaient, tels des flocons de neige isolés, et s’arrêtaient sur un champ de force invisible, vingt mètres au-dessous des trapézistes.