Les uns après les autres les Vivants mouraient. Le jeu continuait. Selon la personnalité du spectateur, le temps se traînait en longueur ou au contraire filait à toute allure. Le prix des boissons, des drogues et des plats grimpait lentement à mesure que l’heure fatale approchait. Au-delà du dôme encore transparent de l’antique arène, les feux intermittents des navettes en partance continuaient de luire. Une bagarre éclata au bar entre deux parieurs. Horza s’éloigna avant que les gardes ne s’interposent.
Il compta l’argent qui lui restait. Deux Dixièmes de Crédit Aoïen, plus une certaine somme affectée à ses cartes négociables, lesquelles devenaient de plus en plus difficiles à utiliser : un par un, les ordinateurs du réseau financier de l’Orbitale étaient déconnectés.
Il s’accouda à la rambarde d’une passerelle circulaire donnant sur l’aire de jeu et observa les progrès de la partie en cours. Wilgre menait ; le Suut le suivait de près. Ils avaient tous les deux perdu le même nombre de Vivants, mais le géant bleu avait plus d’argent. Deux espoirs avaient quitté la table, dont l’un avait vainement tenté de convaincre l’Ishlorsinami qu’il avait les moyens de parier sa propre vie. Kraiklyn était toujours là ; cependant, grâce au gros plan affiché par un écran qu’il aperçut en passant devant un bar, Horza vit nettement que l’Homme passait un mauvais quart d’heure.
Horza manipulait distraitement un de ses Dixièmes en appelant de ses vœux la fin de la partie, ou tout au moins l’élimination de Kraiklyn. La pièce de monnaie resta collée à sa paume, et il y plongea son regard : on avait l’impression de contempler un tube minuscule et pourtant sans fin, éclairé par le fond. Quand on la rapprochait de son œil en prenant soin de fermer l’autre, on attrapait le vertige.
Les Aoïens étaient une race de banquiers, et les Crédits constituaient leur invention majeure. C’était pratiquement la seule monnaie d’échange universellement acceptée ; le porteur pouvait échanger un Crédit soit contre un élément stable quelconque, en quantité déterminée, soit contre une certaine surface d’Orbitale disponible, soit encore contre un ordinateur de rapidité et de puissance données. Les Aoïens garantissaient la conversion et ne manquaient jamais à leurs engagements ; et si les variations du taux de change étaient parfois supérieures aux normes officielles – comme, par exemple, pendant la guerre Idirans-Culture –, dans l’ensemble, loin d’être un rêve de spéculateur, la valeur réelle et théorique de cette monnaie restait suffisamment prévisible pour en faire une garantie solide et sûre en cas de phase difficile. La rumeur – comme toujours assez contradictoire pour susciter des soupçons légitimes – disait que, de tous les peuples de la galaxie, c’était la Culture qui possédait le plus gros tas de Crédits. La société qui, dans tout le paysage civilisé, prônait avec le plus de ferveur l’abandon de la monnaie ! Mais Horza n’ajoutait pas réellement foi à cette rumeur ; en fait, pour lui c’était exactement le genre de bruit que la Culture était bien capable de répandre volontairement.
Il rangea les pièces dans une poche intérieure de sa blouse. Kraiklyn tendait le bras vers le centre de la table et ajoutait une petite somme à la grosse pile qui s’y dressait déjà. Redoublant d’attention, le Métamorphe se dirigea vers le plus proche bar où l’on pût également changer de l’argent, et obtint huit Centièmes en échange de son unique Dixième (en raison d’une commission exorbitante, même pour Vavatch) ; puis il réussit, grâce à quelques petites pièces, à s’introduire sur une terrasse comportant des méridiennes inoccupées. Là, il se brancha sur les pensées de Kraiklyn. Une question lui sauta au visage et lui entra brusquement dans la tête.
Qui êtes-vous ?
Il éprouva une sensation de vertige, un formidable étourdissement, l’équivalent – à une échelle bien supérieure – de la désorientation qui s’empare des yeux lorsque ceux-ci se fixent sur un motif simple et régulier et que le cerveau évalue mal la distance ; alors la focalisation erronée paraît exercer une traction sur les globes oculaires, un combat se livre entre les muscles et les nerfs, entre la réalité et l’hypothèse. Il n’avait pas la tête qui tournait, non, ce n’était pas exactement cela ; il avait plutôt l’impression qu’elle chavirait, sombrait, luttait…
Qui êtes-vous ? (Qui suis-je ?) Qui êtes-vous ?
Vlan ! Vlan ! Vlan ! Un bruit de barrage qui s’écroule, de porte qui claque ; agression et incarcération, explosion et effondrement à la fois.
Rien qu’un petit accident. Une légère erreur. Un de ces facteurs… Un jeu de Débâcle, et un impressionniste high-tech… une combinaison malheureuse. Deux substances chimiques inoffensives qui, mélangées… Le choc en retour, un ululement comparable à une douleur, et quelque chose qui se brise…
Un esprit entre deux miroirs. Il était en train de se noyer dans son propre reflet (quelque chose se brisait), de passer de l’autre côté. Une partie de lui-même – celle qui ne dormait pas ? Oui ? Non ? – hurlait en s’enfonçant dans le puits de ténèbres : Métamorphe… Métamorphe… Métam… (oooo)…
… Le son s’atténua, devint murmure, puis plainte venteuse d’air confiné soufflant entre les arbres morts lors d’un vain minuit de solstice, au cœur de l’hiver de l’âme en un lieu calme et dur.
Il savait…
(Recommencer…)
Quelqu’un savait que quelque part, un homme était assis sur un siège, dans une vaste salle, dans une cité… dans un gigantesque monde, un monde menacé ; et cet homme jouait… jouait à un jeu (un jeu qui tuait). L’homme était toujours là, vivant et respirant… Mais ses yeux ne voyaient pas, ses oreilles n’entendaient pas. Il n’avait plus qu’un seul sens à présent : celui-ci, là, dedans, attaché… à l’intérieur.
Murmure : Qui suis-je ?
Il y a eu un petit accident (la vie, une succession d’accidents ; l’évolution, résultant de facteurs embrouillés, dénaturés ; tout progrès étant fonction d’une erreur d’interprétation)…
Lui (et oublier qui est ce « lui », se contenter d’accepter cette impersonnelle désignation le temps que se résolve l’équation)… il est l’homme assis sur le siège dans la salle dans la ville menacée, enfoui quelque part à l’intérieur de lui-même, quelque part à l’intérieur… d’un autre. Un double, une copie, quelqu’un qui se prétend lui.
… Mais il y a quelque chose qui cloche dans cette théorie…
(Recommence…)
Rassembler ses forces.
Besoin d’indices, de points de référence, de quelque chose à quoi je puisse me raccrocher.
Souvenir d’une cellule qui se divise, vue au ralenti, les tout premiers pas de la vie autonome, mais encore dépendante. Rester sur cette image.
Des mots (des noms) ; trouver des mots.
Pas encore ça, mais… Retourner comme un gant ? Un endroit…
Qu’est-ce que je cherche ?
Esprit.
Celui de qui ?
(Silence.)