Sa capuche avait glissé pendant l’incident. Il la rabattit sur ses yeux, puis releva la femme et la traîna jusqu’au bar ; là, il l’installa sur un tabouret, non loin des deux ivrognes, en lui croisant les bras sur le comptoir et en lui posant la tête dessus.
Le buveur témoin de toute la scène sourit au Métamorphe, qui s’efforça de lui rendre sa politesse.
— À vous de prendre soin d’elle, maintenant. (Il aperçut un manteau au pied du tabouret de l’autre ivrogne et, souriant à son propriétaire – trop occupé à se commander à boire pour remarquer quoi que ce soit –, en enveloppa la femme-garde afin de dissimuler son uniforme.) Il ne faut pas qu’elle attrape froid, ajouta-t-il à l’intention du premier homme, qui hocha la tête.
Horza s’éloigna discrètement. Le second ivrogne, qui n’avait encore rien vu, prit le verre qui venait de se matérialiser dans une ouverture du comptoir et, se retournant pour parler à son compagnon, découvrit la femme vautrée ; il lui donna un petit coup de coude et dit :
— Hé ! Il vous plaît, mon manteau ? Et si je vous offrais un verre, hein ?
Avant de quitter l’auditorium, Horza leva la tête. Les animaux de combat ne combattraient plus jamais. Sous la boucle radieuse que dessinait la face opposée – et pour l’instant diurne – de Vavatch, l’une des deux bêtes gisait sur le filet de sécurité, très haut, dans une petite mare de sang laiteux ; les quatre membres de son grand corps formaient un X au-dessus de la scène qui se déroulait dans l’arène. Sa fourrure sombre et sa grosse tête étaient toutes balafrées, toutes mouchetées de blanc. Quant à l’autre créature, elle se balançait doucement à son trapèze ; toute dégouttante de sang, elle tournait lentement sur elle-même, suspendue par une griffe refermée sur la barre, aussi morte que son adversaire déchu.
Horza fouilla dans ses souvenirs, mais en vain : il n’arrivait pas à se rappeler le nom de ces étranges animaux. Il secoua la tête et s’empressa de poursuivre son chemin.
Il déboucha sur l’aire des Joueurs. Un Ishlorsinami se tenait auprès d’une double porte, dans un couloir profondément enfoui sous la surface de l’arène. Il y avait là un petit attroupement. On posait bien quelques questions à l’Ishlorsinami, qui restait obstinément muet, mais pour l’essentiel, êtres vivants et machines s’entretenaient entre eux. Horza prit une profonde inspiration puis, agitant une de ses cartes-comptes négociables désormais inutiles, se fraya un chemin dans la foule en lançant :
— Sécurité ! Allez, allez, dégagez ! Sécurité !
Les gens protestèrent, mais obéirent. Horza vint se planter devant le grand Ishlorsinami dont le visage étroit, dur, et pourvu d’yeux à l’éclat d’acier s’inclina vers lui.
— Vous, là ! reprit Horza en claquant des doigts. Où est allé ce Joueur ? Le brun en combinaison une pièce ? (L’humanoïde hésita.) Alors, ça vient ? J’ai parcouru la moitié de la galaxie pour retrouver cet escroc à la carte-compte ! Pas question de le perdre maintenant !
L’Ishlorsinami eut un mouvement de tête en direction du couloir menant à l’entrée principale de l’arène.
— Il vient juste de partir.
Le son de sa voix évoquait deux tessons de verre frottés l’un contre l’autre. Horza grimaça, mais hocha rapidement la tête et, fendant une nouvelle fois la foule, partit en courant dans le couloir.
La cohue était encore plus dense dans le hall d’entrée du complexe. Vigiles, drones de sécurité montés sur roues, gardes du corps privés, chauffeurs, pilotes de navette, policiers municipaux… Des individus à l’air désespéré agitaient des cartes négociables ; d’autres répertoriaient ceux qui réservaient des places à bord des bus ou des survoleurs-navettes en direction de la zone portuaire. Il y avait aussi des individus qui traînaient en attendant de voir ce qui allait se passer, d’autres qui attendaient leur taxi, des gens qui erraient çà et là, perdus, les vêtements déchirés, tout en désordre, ou bien qui, souriants, pleins d’assurance, serraient contre eux divers sacs encombrants et étaient le plus souvent accompagnés de gardes particuliers… Tout ce petit monde allait et venait dans le vaste espace rempli d’agitation et de bruit qui s’étendait entre l’auditorium proprement dit et l’esplanade à ciel ouvert, éclairée par la vive clarté des étoiles et la ligne lumineuse de la face opposée de l’Orbitale.
Horza rabattit sa capuche encore plus bas sur ses yeux et franchit une haie de gardes ; bien que le tournoi fût à présent bien entamé et l’heure de la destruction toute proche, ceux-ci se souciaient surtout d’empêcher les gens d’entrer ; on ne fit donc pas attention à lui. Il survola du regard la mer de têtes, de capes, de casques, de coques et d’ornements divers qui s’étalait sous ses yeux et se demanda comment il allait bien pouvoir attraper Kraiklyn, voire seulement le repérer dans cette multitude. Un groupe de quadrupèdes en uniforme avançant en formation triangulaire passa à côté de lui et le bouscula ; au centre, sur une litière, se trouvait un dignitaire de haute taille. À peine remis du choc, Horza sentit qu’un pneu moelleux lui roulait sur le pied : un bar ambulant qui vantait sa marchandise.
— Puis-je vous servir un cocktail bol-drogue, monsieur ?
— Va te faire foutre ! lança Horza en faisant demi-tour pour suivre le triangle de quadrupèdes, qui se dirigeait vers la porte.
— Mais certainement, monsieur. Sec, médium ou… ?
Horza joua des coudes pour écarter la foule et rattraper les quadrupèdes. Il finit par y arriver et resta dans leur sillage afin de gagner les portes sans trop de mal.
Dehors, il faisait étonnamment froid. Horza vit son souffle se condenser devant sa bouche tandis qu’il tournait la tête en tous sens dans l’espoir de repérer Kraiklyn. La cohue était à peine moins nombreuse et chahuteuse dehors que dedans. On vendait à la criée des objets variés ou bien des billets pour le spectacle, on errait d’un pas chancelant, on demandait la charité aux étrangers, on faisait les poches, ou on sondait les cieux ou les vastes espaces dégagés qui s’ouvraient entre les immeubles. Des machines vrombissantes surgissaient en un flot ininterrompu du ciel ou des boulevards, s’arrêtaient, embarquaient un nouveau chargement et repartaient à toute allure.
Horza n’y voyait pas assez bien. Il remarqua tout à coup un gigantesque garde-à-louer : il mesurait dans les trois mètres de haut et, vêtu d’une volumineuse combinaison complétée par une arme de gros calibre, tournait vers la foule son large visage pâle dénué de toute expression.
— Vous êtes libre ? s’enquit Horza, qui fut obligé de se propulser pratiquement à la brasse pour traverser un groupe de gens attroupés autour d’un combat d’insectes.
— Libre je suis, tonna en retour une voix de stentor.
— Voici un Centième, répliqua vivement Horza en glissant une pièce dans la paume gantée du géant, où elle disparut complètement. Hissez-moi sur vos épaules, je cherche quelqu’un.
— D’accord, répondit l’autre après une seconde d’hésitation.
Il mit lentement un genou en terre et étendit le bras pour conserver son équilibre, la crosse de son fusil reposant sur le sol. Horza passa ses jambes autour du cou du monstre, qui se redressa sans qu’il lui ait rien demandé. Horza se retrouva d’un coup au-dessus des têtes. Il rajusta à nouveau sa capuche et scruta la masse d’individus, cherchant une silhouette en tenue une pièce légère, tout en sachant très bien que Kraiklyn avait pu se changer, voire quitter les lieux. Une crispation due à la désillusion et à l’énervement lui nouait le ventre. Il tenta bien de se dire que, s’il avait vraiment perdu Kraiklyn, cela n’avait pas tant d’importance, qu’il pouvait toujours regagner seul la zone portuaire et le VSG auquel la Turbulence Atmosphérique Claire était amarrée ; mais ses entrailles refusaient de se décontracter. Comme si l’atmosphère du jeu, l’excitation qui régnait sur l’Orbitale, sur la ville et sur l’arène pendant leurs dernières heures d’existence, comme si tout cela modifiait sa chimie corporelle. Il aurait pu se concentrer et s’obliger à se détendre, mais il n’en avait pas le temps. Il fallait qu’il retrouve Kraiklyn.