— Je crois que nous allons dans la même direction, fit précipitamment Horza. Je sais qui vous êtes, ajouta-t-il en regardant la femme. Je suis au courant, pour l’objet que vous portiez sur la tête. Tout ce que je veux, c’est que vous m’ameniez au port. C’est tout. Et pas de scandale.
Il eut un mouvement de tête en direction des gardes postés en tête de la file d’attente.
La femme regarda son compagnon, puis Horza, et fit lentement un pas en arrière.
— D’accord. Après vous.
— Non, vous passez la première.
Horza fit bouger l’arme dans sa poche. La femme sourit, haussa les épaules et s’exécuta, suivie par l’homme de haute taille, et enfin par Horza.
— Qu’est-ce que c’est que ce… ? commença la personne qui tenait le volant, une femme chauve à l’air farouche.
— Un invité, répondit Sarble. Démarre.
L’aéroglisseur s’éleva dans les airs.
— Tout droit, dit Horza. Aussi vite que possible. Je cherche un véhicule à roues de couleur rouge.
Il sortit son arme de sa poche et pivota de manière à faire face à Sarble l’Œil et à son compagnon. L’aéroglisseur prit de la vitesse.
— Je t’avais bien dit qu’ils avaient diffusé tes images trop tôt, siffla l’inconnu d’une voix à la fois rauque et haut perchée.
Sarble se contenta de hausser les épaules. Horza sourit ; il jetait de temps en temps un regard par la vitre du taxi, observant la circulation autour d’eux, mais sans cesser de surveiller les deux autres.
— Je n’ai pas eu de chance, c’est tout, répondit-elle. À l’intérieur déjà, je n’arrêtais pas de tomber sur ce type.
— Alors vous êtes bien Sarble ? interrogea Horza.
La femme ne daigna ni lui répondre ni même se tourner vers lui.
— Écoutez, fit en revanche le grand inconnu. Nous allons vous amener au port, si c’est bien là que va la voiture rouge, mais surtout ne tentez rien. Nous nous battrons s’il le faut. Je n’ai pas peur de mourir.
L’homme semblait à la fois effrayé et furieux ; son visage au teint jaunâtre faisait penser à celui d’un enfant qui va se mettre à pleurer.
— Vous m’avez convaincu, répliqua Horza en souriant. Et maintenant, si nous essayions de repérer cette voiture rouge ? Trois roues, quatre portes, un chauffeur, trois passagers à l’arrière. On ne peut pas la manquer.
L’homme se mordit la lèvre. D’un petit mouvement de son arme, Horza lui fit signe de regarder vers l’avant.
— C’est celle-là ? demanda la conductrice.
Horza repéra la voiture en question, qui lui parut correspondre à ce qu’il cherchait.
— Oui. Suivez-la. Mais pas de trop près.
L’aéroglisseur ralentit un peu pour la laisser prendre de l’avance. Ils pénétrèrent dans la zone portuaire. On voyait au loin des grues et des portiques illuminés ; des véhicules terrestres, des survoleurs et même des navettes étaient garés çà et là, de part et d’autre de la route. La voiture rouge était maintenant juste devant eux ; elle suivait deux aérobus qui grimpaient péniblement une rampe d’accès en pente. Ils entamèrent à leur tour l’ascension ; le moteur de leur propre aéro peinait.
La voiture rouge quitta le circuit principal et obliqua vers un long tronçon de route incurvé ; de chaque côté miroitait une eau sombre.
— Alors, c’est vous ou ce n’est pas vous, Sarble ? demanda Horza à la femme aux cheveux blancs, qui refusa une fois de plus de se tourner vers lui. C’était vous, là-bas, à l’intérieur, oui ou non ? Ou bien faut-il en conclure que Sarble est en réalité plusieurs personnes ?
Les deux autres passagers gardèrent le silence. Horza se contenta de sourire en les observant attentivement, mais hocha la tête d’un air entendu. Dans l’habitacle de l’aéro, seul se faisait entendre le rugissement du vent.
La voiture quitta la route pour s’engager sur un boulevard entouré de barrières protectrices qui longeait de gigantesques portiques ainsi que des engins tout illuminés hauts comme des montagnes. Elle emprunta ensuite une route bordée d’entrepôts plongés dans l’ombre et ralentit aux abords d’un dock de taille modeste.
— Restez en arrière, ordonna Horza.
La conductrice chauve ralentit tandis que la voiture roulait le long du quai, sous les cages cubiques formées par les montants des grues.
Elle s’arrêta devant un bâtiment brillamment éclairé. Un motif lumineux encerclant sa partie supérieure affichait en plusieurs langues les mots : « Accès infrabase 54 ».
— Parfait. Arrêtez-vous là, fit Horza. (L’aéroglisseur s’immobilisa et s’abaissa sur sa jupe.) Merci.
Il descendit en prenant bien soin de ne pas tourner le dos aux deux autres.
— Vous avez été bien inspiré de ne rien tenter, s’emporta l’homme en hochant furieusement la tête ; ses yeux lançaient des éclairs.
— Je sais, répondit-il. Allez, au revoir !
Il adressa un clin d’œil à la femme aux cheveux blancs, qui cette fois-ci se retourna et leva un doigt ; il crut pouvoir interpréter le geste comme obscène. L’aéro s’éleva à nouveau dans les airs, fonça tout droit puis vira et repartit à toute allure par où il était venu. Horza reporta son regard sur l’entrée violemment éclairée du puits d’accès à l’infrabase, où se détachait la silhouette des trois passagers de la voiture rouge. Il crut en voir une se tourner vers le dock dans sa direction ; il n’aurait pu en jurer, mais préféra se fondre dans l’ombre de la grue qui se profilait au-dessus de sa tête.
Deux des silhouettes qui se tenaient auprès du tube d’accès disparurent à l’intérieur du bâtiment. La troisième, qui pouvait être Kraiklyn, s’éloigna à pied vers un côté du dock.
Horza rempocha son arme et se précipita à sa suite en passant sous une seconde grue.
Un vrombissement pareil à celui de l’aéroglisseur de Sarble – en plus sonore et en plus grave – retentit dans le dock.
L’extrémité du quai, celle qui donnait sur la mer, s’emplit de lumière et d’embruns : venu des vastes eaux sombres de la mer, apparut tout à coup un énorme véhicule sur coussin d’air répondant aux mêmes principes que l’aéroglisseur réquisitionné par Horza, mais beaucoup plus volumineux. Illuminés par la clarté des étoiles, par le reflet de la face diurne de l’Orbitale qui s’arquait dans le ciel et par les feux de l’embarcation proprement dite, des tourbillons d’embruns parés d’une luminescence lactée jaillirent dans les airs. L’imposant engin s’avança entre les parois du dock en faisant hurler ses moteurs. Derrière lui, vers le large, Horza distingua deux autres nuages d’embruns, éclairés de l’intérieur et par intermittence. Le premier navire arriva lentement à quai dans un véritable feu d’artifice. Horza vit à son bord une série de fenêtres derrière lesquelles des gens semblaient danser. Puis il reporta son attention sur le quai ; l’homme qu’il suivait montait les marches d’une passerelle surplombant le dock. Le Métamorphe s’élança en silence, plongea derrière les montants des grues et sauta par-dessus des enroulements d’épaisses haussières. Les lumières de l’hydroglisseur passèrent sur les noires superstructures des grues ; le hurlement des propulseurs et des impulseurs rebondissait d’une paroi à l’autre.
Comme pour faire encore ressortir le caractère un peu désuet de cette scène, un petit aéro – sombre, et silencieux si l’on exceptait le chuintement dû au déplacement d’air – passa en trombe au-dessus de sa tête et s’enfonça en un clin d’œil dans le ciel nocturne ; l’espace d’une seconde, il dessina un minuscule point noir qui se détacha contre l’anneau de la face éclairée de l’Orbitale. Horza lui accorda un rapide regard, puis revint à la petite silhouette perchée sur la passerelle, illuminée par les feux clignotants de l’hydroglisseur qui, sous ses pieds, continuait de se rapprocher majestueusement du quai. L’appareil qui venait juste derrière se mit en position pour entrer dans le dock à sa suite.