Horza parvint devant l’escalier de l’étroit pont suspendu. L’homme, qui marchait comme Kraiklyn et portait une cape grise, en avait parcouru près de la moitié. Horza ne voyait pas ce qui se trouvait de l’autre côté de l’eau, mais décréta qu’il avait de grandes chances de perdre sa proie s’il attendait pour se lancer dans la traversée qu’elle soit arrivée de l’autre côté. D’ailleurs, l’inconnu – Kraiklyn, peut-être – s’était certainement tenu le même raisonnement ; en effet, Horza était sûr qu’il se savait poursuivi. Le Métamorphe s’engagea sur la passerelle, qui se mit à osciller légèrement. Avec ses mille feux et son vacarme assourdissant, l’hydroglisseur géant était presque directement sous ses pieds, à présent ; l’air s’emplit de senteurs d’embruns arrachés aux eaux peu profondes du dock. L’homme ne se retourna pas vers son poursuivant, bien qu’il ait dû sentir ses pas ébranler le pont en même temps que les siens.
La silhouette parvint de l’autre côté et mit pied à terre. Horza la perdit de vue et se mit à courir, tendant son arme devant lui, enveloppé et trempé par les brusques geysers d’écume que soulevait sous ses pieds le véhicule à coussin d’air, d’où s’échappait une musique tonitruante qui couvrait même le bruit des moteurs. Il dérapa en arrivant au bout de la passerelle et dévala en toute hâte l’escalier en colimaçon qui redescendait vers le quai.
Quelque chose émergea des ténèbres, au pied des marches, et vint le heurter au visage. Presque aussitôt, il sentit un choc dans son dos et à la base de son crâne. Il atterrit sur une surface dure et, tout étourdi, se demanda ce qui venait d’arriver ; des faisceaux lumineux lui passaient sur le corps, l’air lui rugissait interminablement aux oreilles, et quelque part retentissait de la musique. Une vive lumière vint le frapper directement dans les yeux, et sa capuche fut repoussée vers l’arrière.
Il entendit un son étranglé : celui qu’émet un homme qui, arrachant une capuche, se retrouve confronté à son propre visage. (Qui êtes-vous ?) Si tel était bien le cas, alors cet homme était pour l’instant vulnérable, au moins pendant les quelques secondes où il resterait en état de choc (Qui suis-je ?)… Il réunit suffisamment de forces pour détendre brusquement une jambe tout en projetant ses bras vers le haut ; il attrapa un pan de tissu au moment même où son tibia rencontrait l’entrejambe de l’autre, qui parut passer par-dessus les épaules de Horza, basculant tête la première vers le bord du quai ; puis le Métamorphe se sentit pris par les épaules ; comme son agresseur à présent prisonnier s’écrasait au sol derrière lui, il se sentit attiré et…
Passa par-dessus bord. L’autre avait atterri juste à la limite du quai, puis avait roulé dans le vide, entraînant Horza à sa suite. Ils étaient en train de tomber.
Il eut conscience de passer de la lumière à l’ombre, et sentit qu’il agrippait toujours le manteau ou la combinaison de son adversaire, qui le tenait encore par l’épaule. Tombé… à quelle distance se trouvait le fond ? Le bruit du vent. Écouter le bruit du…
Un double impact. D’abord la surface de l’eau, puis quelque chose de plus dur ; une collision fracassante de membres et de fluide. L’eau était froide, sa nuque lui faisait mal. Il se débattit sans savoir très bien dans quel sens nager pour remonter à la surface, sonné par les coups qu’il avait reçus à la tête ; puis il se sentit tiré. Il lança un poing, heurta quelque chose de mou, puis se redressa et se retrouva debout, vacillant, dans un mètre d’eau au plus. Tout autour de lui régnait un chahut épouvantable : partout de la lumière, du bruit et des embruns, et aussi quelqu’un qui s’accrochait à lui.
Horza battit à nouveau des bras. Les embruns s’éclaircirent momentanément ; il entrevit la paroi du dock à deux ou trois mètres sur sa droite et, droit devant lui, l’arrière de l’hydroglisseur géant qui s’éloignait lentement, à une distance de cinq ou six mètres. Une puissante rafale d’air huileux et brûlant le fouetta ; il retomba dans l’eau en soulevant une gerbe d’éclaboussures. Les embruns l’enveloppèrent à nouveau. La main qui le retenait relâcha son étreinte, et il s’enfonça encore une fois dans l’eau.
Horza se releva juste à temps pour voir son ennemi s’enfoncer dans le sillage d’embruns de l’hydroglisseur, qui remontait pesamment vers le fond du dock. Il voulut courir, mais l’eau était trop profonde ; il dut progresser au ralenti, le torse penché afin que son poids l’entraîne en avant, et pousser de toutes ses forces sur ses jambes comme dans un de ces cauchemars où l’on s’efforce vainement de s’enfuir.
Exagérant son mouvement de balancier, il chercha désespérément à rattraper l’homme à la cape grise en ramant des deux mains pour gagner de la vitesse. La tête lui tournait ; son dos, son visage et son cou lui faisaient horriblement mal, sa vision était brouillée, mais au moins persistait-il à pourchasser sa proie. L’autre semblait en revanche plus pressé de s’enfuir que de se battre.
L’échappement syncopé de l’hydroglisseur qui continuait d’avancer perça une nouvelle trouée dans les embruns qui s’étendaient entre l’engin et les deux hommes, révélant une poupe carrée qui jaillissait de la jupe gonflée, trois bons mètres au-dessus de la surface de l’eau. L’homme en gris puis son poursuivant furent tour à tour frappés de plein fouet par une bouffée de gaz brûlants qui faillit les asphyxier. L’eau était à présent moins profonde. Horza se rendit compte qu’il pouvait remonter ses genoux assez haut pour accélérer l’allure. Tous deux se retrouvèrent encore une fois noyés dans le vacarme et les embruns et, l’espace d’un instant, le Métamorphe perdit sa proie ; puis la visibilité redevint claire et il vit que le gros véhicule se trouvait maintenant sur une surface de béton sec. Les hautes parois du dock s’élevaient de part et d’autre, mais il n’y avait presque plus d’eau ni d’embruns. Devant lui, l’homme remontait d’un pas mal assuré le court plan incliné qui sortait de l’eau – laquelle ne leur arrivait plus qu’aux chevilles – et débouchait sur le béton ; il trébucha, faillit tomber, puis se mit à courir péniblement derrière l’hydroglisseur, dont la progression sur la terre ferme, dans le canyon que formait le dock, s’accélérait sensiblement.
Dans un ultime éclaboussement, Horza sortit de l’eau et se lança sur les talons de l’homme ; il voyait encore sa cape grise, dont les plis détrempés battaient au vent.
L’inconnu trébucha à nouveau, s’écroula et roula sur lui-même. Au moment où il tentait de se relever, Horza lui tomba dessus ; tous deux firent un roulé-boulé. Il voulut le griffer au visage en profitant de ce que la lumière venait de derrière lui, laissant donc ses propres traits dans l’ombre, mais manqua son coup. L’autre lui expédia une ruade, puis essaya de se dégager. Horza se jeta sur les jambes de son adversaire et le fit à nouveau tomber. Le manteau mouillé claqua au-dessus de sa tête. Le Métamorphe rattrapa l’homme à quatre pattes et le fit rouler sur le dos.
C’était bien Kraiklyn. Il s’apprêta à lui décocher un coup de poing. Dans l’ombre du corps de Horza, qui masquait les lumières dans son dos, le visage pâle et glabre de l’homme à terre était déformé par l’épouvante ; derrière eux, un formidable grondement était en train de… Kraiklyn poussa un hurlement, les yeux rivés non pas sur l’homme dont le visage était identique au sien, mais sur ce qui venait derrière lui, au-dessus de lui… Horza fit volte-face.