Un monstre noir crachant des embruns se ruait vers lui ; des lumières brillaient très haut au-dessus de sa tête. Une sirène retentit, puis l’écrasante masse noire fut sur lui ; elle le heurta, l’aplatit au sol, lui comprima les tympans à force de bruit et de pression, de plus en plus forte, de plus en plus… Horza entendit un gargouillement ; il était en train d’écraser la poitrine de Kraiklyn. Tous deux étaient comme frottés sur le béton par un pouce de colosse.
Un autre hydroglisseur. Celui qui venait en deuxième position.
Subitement, dans une unique onde douloureuse qui le submergea des pieds à la tête, comme si quelque géant pourvu d’une brosse dure taillée à sa mesure tentait de le balayer d’un coup, le poids qui l’oppressait disparut. Il ne resta que les ténèbres absolues, un vacarme à vous faire éclater le crâne, et un courant d’air violent, turbulent, dont la pression était écrasante.
Ils se trouvaient sous la jupe du grand hydroglisseur qui avançait lentement au-dessus d’eux, à moins – il faisait trop noir pour distinguer quoi que ce fût – qu’il n’ait fait halte sur le tablier de béton, peut-être pour se poser, auquel cas il allait les broyer.
Un coup qui semblait faire partie intégrante du maelström de douleur ambiant résonna dans l’oreille de Horza et le fit basculer de côté dans le noir. Il roula sur le béton rugueux mais, dès qu’il le put, il se redressa sur un coude tout en calant une jambe contre le sol pour détendre l’autre dans la direction d’où était venu le coup de poing ; il sentit son pied entrer en contact avec quelque chose de mou.
Il se remit debout puis baissa brusquement la tête en repensant aux pales tournantes des impulseurs, qui devaient se trouver juste au-dessus de lui. Les remous d’air brûlant chargé d’odeurs d’huile le malmenaient telle une petite barque ballottée par une mer sans merci. Il avait l’impression d’être un pantin manipulé par un ivrogne. Il fit quelques pas en avant, les bras tendus, vacillant sur ses jambes, et percuta Kraiklyn. Ils faillirent tomber à nouveau et Horza lâcha son ennemi pour décocher un coup de poing au jugé dans l’espoir de l’atteindre à la tête. Sa main heurta durement une surface osseuse, mais il n’aurait su dire laquelle. Il bondit prestement en arrière, au cas où l’autre lui expédierait un coup de poing ou de pied en guise de représailles. Il sentait ses tympans craquer, sa tête céder au vertige, ses yeux vibrer dans leurs orbites ; il se crut sourd, puis sentit une série de coups lui marteler la poitrine et la gorge, l’étrangler et lui couper le souffle. Il discernait tout juste une faible bordure de lumière tout autour d’eux, comme s’ils se tenaient au centre exact du navire. Puis il distingua quelque chose, une ombre vague qui se profilait sur cette bordure, et se précipita vers elle. Horza projeta son pied, et là encore atteignit sa cible ; la forme sombre disparut.
Il fut soulevé de terre par un furieux courant d’air, fit la culbute, s’étala de tout son long sur le béton et vint s’arrêter contre Kraiklyn, tombé là suite à son dernier coup de pied. Un nouveau coup atterrit sur sa tête, mais il manquait de force et ne lui fit pas grand mal. Horza chercha à tâtons la tête de Kraiklyn et la trouva. Il la souleva, puis l’abattit à plusieurs reprises sur le béton. Kraiklyn se débattait, mais ses mains martelèrent en vain les épaules et la poitrine du Métamorphe. La zone de clarté visible derrière la silhouette au sol était en train de s’agrandir et de se rapprocher. Horza heurta une dernière fois la tête de Kraiklyn contre le sol, puis se jeta à plat-ventre. Le bord arrière de la jupe du navire passa sur lui en l’éraflant ; ses côtes lui faisaient mal, et il avait l’impression que quelqu’un se tenait debout sur son crâne. Puis tout fut fini et ils se retrouvèrent en plein air.
Le colossal navire poursuivit sa route en tonnant, traînant toujours son sillage d’embruns. À cinquante mètres en arrière, un autre hydroglisseur s’avançait dans leur direction.
Kraiklyn gisait, immobile, à quelque distance de Horza.
Ce dernier se mit à quatre pattes, se dirigea tant bien que mal vers sa victime et observa ses yeux, qui bougeaient légèrement.
— Je suis Horza ! Horza ! hurla-t-il, mais lui-même ne s’entendait pas.
Alors il secoua la tête et, tandis qu’une grimace frustrée se peignait sur des traits qui n’étaient même pas les siens, sous les yeux du vrai Kraiklyn – qui ne devait plus jamais rien voir d’autre –, il attrapa la tête de son ennemi et la tordit d’un seul coup, rompant le cou du commandant de la TAC comme il avait rompu celui de Zallin.
Il réussit à traîner le cadavre sur un côté du dock et à s’écarter juste à temps pour éviter le troisième et dernier hydroglisseur, dont la jupe majestueuse s’enfla à deux mètres à peine de l’endroit où il s’écroula, haletant et suant, le dos contre le béton humide et froid du dock, la bouche ouverte et le cœur battant à grands coups.
Il déshabilla Kraiklyn, lui prit sa cape et sa combinaison claire puis les enfila après avoir enlevé sa propre blouse déchirée et son pantalon ensanglanté. Il s’empara également de la bague que le commandant portait au petit doigt de la main droite. Puis il se mit à tirer sur la peau de ses poignets, juste à la jonction de la paume. Une pellicule se détacha comme une mue, du poignet jusqu’au bout des doigts. Alors il essuya la paume droite de Kraiklyn au moyen d’un pan de tissu humide, et appliqua la dépouille en appuyant de toutes ses forces. Ensuite il la retira précautionneusement et la remit en place sur sa propre main. Pour finir, il répéta l’opération avec sa main gauche.
Il faisait froid, et le tout lui demanda beaucoup de temps et d’efforts. Enfin, tandis que les trois gros véhicules à coussin d’air arrivaient à quai et débarquaient leurs passagers à quelque cinq cents mètres de lui, Horza gagna en chancelant une échelle métallique scellée dans le béton du dock et, les mains tremblantes, les pieds défaillants, se hissa jusqu’au sommet.
Il resta un instant immobile, puis se releva, remonta l’escalier en spirale et traversa tant bien que mal la passerelle suspendue ; parvenu de l’autre côté, il entra dans le bâtiment circulaire qui donnait accès au tube. Les voyageurs enthousiastes et vêtus de couleurs gaies, qui venaient de descendre des trois hydroglisseurs sans pour autant renoncer à leur humeur fêtarde, baissèrent le ton en le voyant attendre avec eux, devant les portes de l’ascenseur la capsule qui les emmènerait à l’astroport situé cinq cents mètres sous leurs pieds. Horza n’entendait pratiquement plus rien, mais leurs regards anxieux ne lui échappèrent pas, pas plus que le malaise suscité par son visage meurtri tout couvert de sang, et ses vêtements lacérés, détrempés.
La cabine apparut enfin. Les noceurs s’y entassèrent ; trébuchant, prenant appui sur la paroi, Horza entra à son tour. Quelqu’un voulut l’aider, le soutenir en le prenant par le bras ; il remercia d’un hochement de tête. On lui parla, mais il ne perçut qu’une espèce de grondement lointain. Il s’efforça de sourire et de hocher à nouveau la tête. L’ascenseur se mit à descendre.
À leur arrivée sur l’infraface, ils furent accueillis par ce qu’ils prirent pour un immense ciel étoilé. Mais Horza ne tarda pas à se rendre compte que ce qu’il avait sous les yeux était en réalité la partie supérieure, toute piquetée de lumières, d’un astronef dépassant en taille tout ce qu’il avait jamais vu, tout ce dont il avait jamais entendu parler ; ce devait donc être le VSG Finalités de l’Invention. Mais que lui importait le nom du vaisseau de la Culture, du moment qu’il arrivait à monter à bord et à retrouver la TAC.
L’ascenseur s’était immobilisé dans un tube transparent au-dessus d’une zone de réception sphérique suspendue dans le vide absolu, à une centaine de mètres sous la base de l’Orbitale. De cette sphère partaient une série de passerelles et de tunnels qui se déployaient dans toutes les directions pour rejoindre les portiques d’accès et les docks, ouverts ou fermés, de la zone portuaire proprement dite.