Les portes des docks couverts, où l’on pouvait réparer les vaisseaux en zone pressurisée, étaient toutes ouvertes. Quant aux docks ouverts, où les astronefs venaient simplement s’amarrer et auxquels on devait accéder par un sas, ils étaient tous déserts. En lieu et place de tout cela, exactement au-dessous de la zone sphérique mais aussi de la zone portuaire dans son ensemble, se trouvait l’ex-Véhicule Système Général de la Culture Finalités de l’Invention. Sa surface interminable et plate s’étendait sur des kilomètres et des kilomètres dans tous les sens, masquant presque entièrement l’espace et les étoiles, mais engendrant son propre petit scintillement à chaque point de contact avec les divers tubes d’accès et tunnels du port.
Prenant conscience des invraisemblables dimensions de l’engin, il se sentit pris de vertige. Il n’avait encore jamais vu de VSG ; quant à monter à bord… Bien sûr, il connaissait leur existence et savait à quoi ils servaient, mais de là à prendre toute la mesure de l’exploit technique qu’ils représentaient… Celui qu’il avait sous les yeux ne faisait théoriquement plus partie de la Culture ; Horza le savait démilitarisé, dépouillé de la plus grande partie de son équipement, et privé du Mental – ou des Mentaux – qui, en temps normal, en aurait assuré le fonctionnement. Néanmoins, la structure seule restait impressionnante.
Les Véhicules Systèmes Généraux étaient de véritables mondes encapsulés, et non de simples vaisseaux spatiaux de taille très supérieure à la moyenne ; c’étaient des habitats, des universités, des usines, des musées, des chantiers navals, des bibliothèques, et même des galeries d’expositions itinérantes. Ils représentaient la Culture – ils étaient la Culture. La quasi-totalité de ce qui pouvait se faire au sein de la Culture pouvait se faire à bord de ses VSG. Ceux-ci savaient réaliser tout ce qui entrait dans les capacités de la Culture, contenaient tout le savoir accumulé par elle, transportaient ou pouvaient fabriquer n’importe quel équipement spécialisé en vue de n’importe quelle éventualité, et produisaient constamment des astronefs plus modestes : le plus souvent des Unités de Contact Général et, depuis quelque temps, des navires de guerre. Leurs effectifs se chiffraient au minimum par millions, et l’augmentation régulière de leur population alimentait en équipages leur progéniture.
Autonomes à tout point de vue, productifs et – du moins en temps de paix – lieux d’un constant échange d’information, ils étaient les ambassadeurs de la Culture, ses citoyens les plus en vue, ses éléments d’artillerie lourde dans le domaine technologique et intellectuel. Nul besoin, quand on se trouvait dans un coin reculé de la galaxie, d’entamer un long voyage vers l’une des planètes-mères de la Culture pour s’émerveiller de l’envergure et de la formidable puissance de celle-ci ; les VSG vous apportaient tout cela à votre porte…
Horza suivit de petits groupes aux vêtements bigarrés à travers un hall d’accueil bourdonnant d’activité. On y voyait quelques individus en uniforme, mais qui n’arrêtaient personne. Horza se sentait un peu étourdi ; il avait l’impression de n’être qu’un passager dans son propre corps. Mais le marionnettiste ivre dont il s’était un peu plus tôt senti le jouet avait quelque peu dessoûlé, et le guidait à présent entre les attroupements vers la porte d’un nouvel ascenseur. Il voulut secouer la tête pour s’éclaircir les idées, mais découvrit que cela lui faisait mal. Il recouvrait peu à peu l’ouïe.
Il regarda ses mains, puis se dépouilla de la peau-empreinte de ses paumes en les frottant contre les revers de son costume, jusqu’à ce qu’elle forme un rouleau et se détache pour tomber sur le sol du couloir.
En sortant de ce second ascenseur, ils se retrouvèrent à bord de l’astronef. Les autres se dispersèrent au gré de spacieux couloirs aux tons pastel dont le plafond était très haut. Horza regarda d’un côté, puis de l’autre, tandis que la cabine remontait avec un chuintement vers la sphère d’accueil. Un drone de petite taille vint dans sa direction en flottant dans les airs. Il avait la forme et la taille d’un sac à dos, et Horza l’observa prudemment en se demandant s’il émanait ou non de la Culture.
— Pardonnez-moi, mais… est-ce que tout va bien ? s’enquit la machine d’une voix énergique, mais plutôt amicale.
Horza eut peine à l’entendre.
— Je suis perdu, répondit-il trop fort. Perdu, répéta-t-il un ton plus bas, ce qui fit qu’il ne s’entendit presque plus lui-même.
Il s’avisa qu’il oscillait légèrement sur place, et sentit l’eau couler dans ses bottes et s’égoutter de sa cape détrempée sur la surface moelleuse et absorbante du sol.
— Où désirez-vous aller ? demanda le drone.
— Je cherche un vaisseau appelé… (Envahi par un désespoir imprégné de lassitude, Horza ferma les yeux. Il n’osait pas révéler le vrai nom du navire.) L’Esbroufe du Mendiant, termina-t-il.
Le drone se tut une seconde, puis répondit :
— Je regrette, je ne crois pas que nous ayons à bord un navire de ce nom. Peut-être se trouve-t-il dans la zone portuaire proprement dite, et non sur le Finalités.
— Il s’agit d’un vieux cuirassé d’assaut hronish, précisa Horza d’un ton las en cherchant du regard un endroit où s’asseoir.
Il finit par repérer des sièges encastrés dans le mur à quelques mètres de là, et partit dans cette direction. Le drone lui emboîta le pas et descendit dans les airs au moment où l’autre s’assit, afin de se trouver à nouveau à hauteur de ses yeux.
— Il a une centaine de mètres de long, reprit le Métamorphe qui, à ce stade, ne se souciait plus de révéler quoi que ce fût. Il était en réparation chez un armateur du port ; ses unités-gauchissement étaient endommagées.
— Ah ! Il me semble savoir de quel vaisseau vous voulez parler. Il est amarré plus ou moins à la verticale de l’endroit où nous nous trouvons actuellement. Je n’ai pas son nom en archives, mais à mon avis, c’est bien lui que vous cherchez. Vous y arriverez tout seul, ou vous préférez que je vous conduise ?
— Je ne sais pas si j’en suis capable, répondit Horza avec sincérité.
— Veuillez patienter un instant. (Le drone resta quelques secondes suspendu dans les airs en face de Horza, puis déclara :) Très bien, suivez-moi. Il y a un transtube par là, au niveau inférieur.
La machine recula et indiqua la direction qu’ils devaient prendre en étendant un champ brumeux qui sortit de sa coque. Horza se leva et partit à sa suite.
Ils descendirent par un petit puits anti-g ouvert, puis traversèrent une vaste zone dégagée où étaient garés certains des véhicules à roues et à jupe dont on se servait sur l’Orbitale.
— Juste quelques échantillons. Pour la postérité, l’informa le drone.
Il ajouta que le Finalités abritait également un Mégavaisseau dans l’un de ses docks Généraux, treize kilomètres plus bas, tout au fond de l’énorme appareil. Horza ne sut s’il fallait vraiment le croire.
À l’autre bout du hangar, ils empruntèrent un nouveau couloir, puis pénétrèrent dans un cylindre d’environ trois mètres de diamètre sur six de longueur, qui déroula son panneau de fermeture, fit une brusque embardée et se retrouva instantanément aspiré par un tunnel plongé dans l’obscurité. L’intérieur était baigné d’une lumière tamisée. Le drone lui expliqua que les fenêtres en étaient occultées car, à moins d’en avoir l’habitude, les voyages en capsule à travers un VSG pouvaient se révéler pénibles, à la fois à cause de la vitesse et des changements de direction abrupts, que l’œil percevait mais que le corps ne ressentait pas. Horza se laissa lourdement choir sur un des sièges pliants qui s’offraient à lui au centre de la capsule, mais le trajet ne dura que quelques secondes.