— … Oui, Querl.
— Quittez immédiatement l’orbite et donnez la pleine puissance ; nous rejoignons la flotte.
— Querl, je dois vous signaler que…, fit la petite voix assurée sortant du casque posé sur la table.
— Capitaine, reprit vivement Xoralundra. Dans cette guerre, il y a eu jusqu’à présent quatorze affrontements singuliers entre croiseurs légers de type 5 et Unités de Contact Générales de classe Montagne. Tous se sont soldés par une victoire de l’ennemi. Avez-vous déjà vu ce qui reste d’un croiseur léger une fois qu’une UCG en a terminé avec lui ?
— Non, Querl.
— Moi non plus, et je n’ai nulle intention d’assister pour la première fois à ce spectacle… de l’intérieur. Veuillez procéder immédiatement. (Sur ces mots, Xoralundra bascula à nouveau l’interrupteur. Puis il reporta son regard sur Horza.) Si vous réussissez, je ferai mon possible pour garantir votre décharge et vous munir de fonds suffisants. Maintenant, une fois que nous aurons regagné le corps de la flotte, vous vous dirigerez par piquet rapide vers le Monde de Schar. En arrivant à la Barrière de la Sérénité, vous vous verrez remettre une navette. Elle ne sera pas armée, mais pourra transporter tout le matériel que vous jugerez nécessaire, y compris un certain nombre d’analyseurs spectrographiques hyperspatiaux à courte portée, au cas où le Mental opterait pour une destruction volontaire limitée.
— Comment pouvons-nous être certains qu’elle sera « limitée » ? s’enquit Horza d’un air sceptique.
— Ce Mental pèse plusieurs milliers de tonnes, en dépit de sa taille relativement réduite. Une destruction volontaire à but d’annihilation ouvrirait la planète en deux et éveillerait l’hostilité des Dra’Azon. Aucun Mental de la Culture ne prendrait ce risque.
— J’admire votre assurance, commenta Horza d’un ton morne.
Juste à ce moment-là, le bruit de fond changea de tonalité autour d’eux. Xoralundra retourna son casque et contempla un de ses petits écrans intégrés.
— Bien ! Nous sommes en route. (Il revint à Horza.) Il y a autre chose que vous devez savoir. Le détachement qui a détruit ce vaisseau de la Culture a tenté de suivre le Mental en fuite jusqu’à la planète en question.
Horza fronça les sourcils.
— Ils étaient ignorants à ce point ?
— Ils ont fait ce qu’ils croyaient devoir faire. Le détachement dont je vous parle comprenait plusieurs animaux gauchisseurs de l’espèce chuy-hirtsi, désactivés en vue de l’attaque ultérieure d’une base de la Culture. L’un d’entre eux a été promptement remis en service afin d’effectuer une incursion limitée à la surface de la planète, puis projeté en direction de la Barrière en mission de gauchissement. Mais la ruse a échoué. Au moment de franchir la Barrière, l’animal a manifestement essuyé un tir croisé et subi de lourds dégâts. En ressortant du gauchissement aux abords de la planète, il suivait une trajectoire d’entrée à haut risque d’embrasement. Le matériel et les troupes terrestres qu’il transportait doivent être considérés comme perdus.
— Ma foi, la tentative n’était pas sans mérite, mais à côté d’un Dra’Azon, même cette merveille de Mental qui vous intéresse tant doit prendre des allures d’antiquité, genre ordinateur à lampes. Il va falloir bien autre chose pour les berner.
— Vous vous en sentez capable ?
— Je l’ignore. Je ne pense pas qu’ils puissent lire dans les pensées, mais qui sait ? Je ne pense pas que les Dra’Azon aient même conscience de la guerre, ni, dans le cas contraire, qu’ils s’en préoccupent outre mesure ; ni qu’ils s’intéressent à ce que j’ai pu faire depuis mon départ du Monde de Schar. Ils ne seront sans doute pas en mesure d’en tirer les conséquences… mais là encore, qui sait ? (Horza haussa les épaules.) Ça vaut la peine de tenter le coup.
— Très bien. Nous tiendrons une réunion d’information plus complète quand nous aurons rejoint la flotte. Pour l’instant, prions pour que le retour se passe sans encombre. Vous voudrez peut-être rencontrer Pérosteck Balvéda avant qu’on ne l’interroge. J’ai pris mes dispositions auprès de l’Inquisiteur Délégué de la Flotte pour que vous puissiez la voir si vous le souhaitez.
Horza sourit.
— Rien ne me ferait plus plaisir, Xora.
Le Querl avait d’autres tâches à remplir dans le vaisseau, qui s’éloignait à puissance maximale du système de Sorpen. Horza resta dans la cabine de Xoralundra pour se reposer et manger un peu avant d’aller rendre visite à Balvéda.
L’autocuisine du vaisseau faisait de son mieux pour imiter la nourriture des humanoïdes, mais le goût restait épouvantable. Horza mangea ce qu’il put et but une eau distillée tout aussi peu attrayante. L’ensemble lui fut servi par un medjel, une créature de deux mètres de long qui tenait du lézard, avec sa tête plate et allongée et ses six pattes, dont les quatre de derrière lui servaient à trotter, les deux de devant faisant office de mains.
Les medjels étaient l’espèce associée aux Idirans. Les deux formaient un cas complexe de symbiose sociale qui alimentait le département d’exosociologie de maintes universités depuis l’entrée de la civilisation idirane dans la communauté galactique, des millénaires plus tôt. Les Idirans proprement dits avaient évolué sur leur monde d’origine, Idir, jusqu’à accéder au statut de monstre dominant et régner sur une planète entière de monstres. L’écosystème frénétique et sauvage que connaissait au départ Idir avait depuis longtemps disparu, ainsi d’ailleurs que les autres monstres indigènes, hormis dans les zoos. Mais les Idirans avaient conservé l’intelligence à laquelle ils devaient leur prééminence, ainsi que l’immortalité biologique qui, étant donné la férocité de la lutte pour la survie qui se livrait à l’époque (sans parler du taux de radiations élevé à la surface d’Idir), s’était révélée être un avantage évolutionniste plus qu’une méthode de stagnation.
Horza remercia le medjel qui lui apporta ses plats et débarrassa ensuite sa table, mais ces créatures ne lui disaient jamais rien. On les considérait généralement comme possédant une intelligence inférieure d’un tiers à celle de l’humanoïde moyen (mais encore eût-il fallu savoir ce qu’on entendait par là), ce qui les rendait deux à trois fois plus bornées qu’un Idiran normal. Néanmoins, elles faisaient de bons soldats (bien que manquant un peu d’imagination), et avaient l’avantage d’être nombreuses : quelque douze fois plus que les Idirans. Quarante mille ans d’élevage les avaient rendues loyales jusqu’au tréfonds des chromosomes.
Tout fatigué qu’il fût, Horza n’essaya pas de s’endormir. Au lieu de cela, il demanda au medjel de le conduire à Balvéda. Celui-ci réfléchit, demanda l’autorisation via l’intercom de la cabine, et broncha visiblement sous la gifle verbale que lui expédia à distance un Xoralundra occupé sur le pont avec le commandant de bord.
— Suivez-moi, monsieur, dit le medjel en ouvrant la porte de la cabine.
Dans les escaliers des cabines, l’atmosphère idirane se faisait davantage sentir que dans les quartiers de Xoralundra. L’odeur sui generis était plus forte et la visibilité moins bonne, même aux yeux de Horza : quelques dizaines de mètres et l’air s’embrumait. Il faisait chaud et humide, et le sol était moelleux. Horza remonta prestement la coursive en regardant la queue coupée du medjel frétiller devant lui.
Il croisa deux Idirans, qui ne lui prêtèrent pas la moindre attention. Peut-être étaient-ils au courant de sa présence et de sa nature, mais peut-être pas. Les Idirans avaient horreur de paraître trop curieux, ou bien sous-informés.