Entouré d’une bulle d’air et de cristaux de glace qui ne tardèrent pas à se disperser, l’appareil surgit du Véhicule Système Général et se précipita enfin dans le vide et les ténèbres parsemées d’étoiles. Derrière lui, un champ de force referma d’un coup la brèche qu’il avait pratiquée dans les portes du Dock Général. Horza sentit cafouiller les moteurs à plasma, brusquement coupés de leur source d’air extérieure ; puis les réservoirs internes prirent le relais. Il allait les couper et entamer en douceur la procédure d’amorçage des moteurs à gauchissement lorsque les haut-parleurs de son appuie-tête se mirent à crépiter.
— Police portuaire d’Évanauth. Et maintenant, bande de salauds, on continue tout droit et on commence tout de suite à ralentir ! Police portuaire d’Évanauth à vaisseau en infraction : maintenez ce cap et…
Horza tira sur les manettes ; lancée en pleine accélération, la TAC se mit à décrire un immense arc au-dessus de la poupe du VSG. Puis elle survola en un éclair le carré d’un kilomètre de côté représentant la sortie qu’elle aurait dû emprunter. Wubslin s’était mis à gémir ; au moment où l’appareil relevait le nez pour foncer droit devant, vers le labyrinthe de docks et de portiques abandonnés qui constituait le port d’Évanauth, il rebondit plusieurs fois sur la paroi de la cabine. Tout en suivant sa trajectoire, la TAC pivotait légèrement sur elle-même toujours sous l’effet de la rotation que lui avait imprimée le tourbillon d’air à la sortie du Dock Général. Horza la laissa faire ; il ne la stabilisa à nouveau qu’en arrivant au sommet de l’anneau de l’Orbitale, alors que la zone portuaire approchait à toute allure puis glissait sous l’appareil tandis que ce dernier se redressait.
— Police portuaire à vaisseau en infraction ! Dernier avertissement ! tonnèrent les haut-parleurs. Arrêtez-vous immédiatement ou nous vous réduisons en miettes. Bon sang, mais il se dirige vers…
La transmission s’interrompit. Horza sourit tout seul. En effet, il se dirigeait bien vers l’espace séparant la face inférieure du port de la partie supérieure du VSG. La Turbulence Atmosphérique Claire naviguait entre des jonctions de transtube, des cages d’ascenseur, des portiques de bassin de radoub, des zones de transit, des navettes sur le point d’accoster, des grues de chargement… Horza la guida à travers ce dédale en laissant les moteurs à fusion tourner à pleine puissance, et introduisit le petit appareil dans les quelques centaines de mètres d’espace encombré qui séparaient l’Orbitale du Véhicule Système Général. Le radar arrière détecta des échos lancés à leur poursuite et les signala par un ping !
Les deux grues – suspendues tête en bas sous l’Orbitale tels deux gratte-ciel inversés – entre lesquelles Horza comptait se faufiler furent subitement inondées de lumière et des débris s’envolèrent en tous sens. Horza se recroquevilla dans son siège et adopta une trajectoire en vrille entre les deux nuages de décombres.
— Ces deux-là, t’es passé entre, reprit la voix crépitante du haut-parleur. Mais les prochaines, tu les prendras en plein dans le cul, champion !
La TAC déboucha au-dessus d’une plaine uniforme grise, peuplée d’engins disposés à l’oblique annonçant la proximité de l’avant du VSG. Horza retourna son appareil et partit en piqué, suivant la courbure de la proue du vaisseau géant. Le signal radar arrière se tut quelques instants puis revint.
Horza retourna encore une fois la TAC. Les bras et les jambes de Wubslin ondoyèrent faiblement, puis l’ingénieur chut lourdement contre le plafond de la passerelle et resta collé là comme une mouche, tandis que Horza exécutait un autre looping pour se remettre dans le bon sens.
Le navire s’éloignait à toute vitesse de la zone portuaire de l’Orbitale ainsi que du colossal VSG, et filait vers l’espace. Horza se souvint brusquement des affaires de Balvéda et se hâta de trouver sur le tableau de bord le bouton déclenchant les circuits vactubes. Un cadran indiqua qu’ils avaient tous achevé leur cycle. Il vit sur l’écran arrière quelque chose s’enflammer entre les deux geysers de feu-plasma. Le radar se mit à biper avec insistance.
— Bon vent, crétin ! fit la voix dans les haut-parleurs.
Horza fit faire un brusque écart au vaisseau. L’écran arrière devint tout blanc, puis tout noir. Quant à l’écran principal, il n’affichait plus que par intermittence une série de couleurs et de lignes brisées. Le haut-parleur du casque de Horza ainsi que ceux incrustés dans son siège se mirent à hurler. Tous les instruments de bord clignotaient ou affichaient une image incertaine.
Horza crut une seconde qu’ils avaient été touchés, mais les moteurs rugissaient de plus belle, l’écran principal revenait peu à peu à la normale, et les autres cadrans commençaient également à récupérer. Néanmoins, l’écran arrière demeurait vide. Un moniteur d’avaries indiquait que les capteurs avaient été anéantis par une très forte dose de radiations.
Horza crut deviner ce qui s’était passé en constatant que le radar ne se remettait pas à biper après le choc. Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
Il y avait bien eu une bombe dans le fourre-tout de Balvéda. Avait-elle explosé parce qu’elle s’était trouvée prise dans le dégagement de plasma, ou parce que quelqu’un – l’individu qui s’était tout d’abord efforcé de bloquer le vaisseau à bord du VSG – l’avait amorcée à distance dès que la TAC s’était suffisamment éloignée de ce dernier pour ne pas lui causer de dégâts ? Horza l’ignorait. Quoi qu’il en fût, l’explosion avait manifestement touché les véhicules de police qui le poursuivaient.
En proie à un fou rire homérique, Horza vira pour s’éloigner encore davantage du vaste anneau que formait l’Orbitale brillamment éclairée, fonçant droit vers les étoiles et préparant les gauchisseurs à prendre le relais des moteurs à plasma. Une jambe prisonnière de l’accoudoir de son siège, Wubslin, qui était enfin retombé du plafond, poussa un faible gémissement.
— Maman, disait-il. Maman, dis-moi que ce n’est qu’un rêve…
Horza pouffa de plus belle.
— Espèce de cinglé ! souffla Yalson en secouant la tête, les yeux écarquillés. Je ne t’ai jamais rien vu faire d’aussi dément. Tu es complètement fou, Kraiklyn. Moi, je m’en vais. Tu as ma démission, valable à partir de maintenant… Merde ! Je regrette de ne pas être partie chez Ghalssel avec Jandraligeli… Tu peux me débarquer à la première escale.
Horza se laissa tomber lourdement sur la chaise trônant en bout de table. Yalson, elle, était tout au fond du mess, sous l’écran qui retransmettait les images du moniteur principal de la passerelle. La TAC fonçait à plein gauchissement. On était maintenant à deux heures de Vavatch. Personne n’avait tenté de les poursuivre après la destruction de l’appareil de police, et le vaisseau se rapprochait progressivement de l’itinéraire que Horza lui avait fixé : il se dirigeait vers le théâtre des hostilités, vers la limite de la Falaise Scintillante, vers le Monde de Schar.
Dorolow et Aviger avaient pris place à côté de Yalson ; manifestement, ils étaient encore très secoués. La bouche ouverte, les yeux vitreux, tous deux regardaient Horza comme si celui-ci les tenait sous la menace d’une arme. De l’autre côté de Yalson se trouvait Pérosteck Balvéda ; inerte, le menton reposant sur la poitrine, elle était maintenue en position assise par les sangles de sécurité de son siège.